Par Ingrid Mayeur (ULiège) et Cyriane Genot (Turlg-ULiège)
Le théâtre peut-il s’enseigner en tant que média ? La question suscitera sans doute quelques résistances, tant dans le chef des partisans d’une approche matérialiste des médias (définis dans ce cas par la présence d’un support technique permettant le stockage et la transmission des messages à distance), que chez celles et ceux qui conçoivent avant tout le théâtre comme un art, porteur en tant que tel de finalités singulières, et nécessitant d’être saisi à partir de critères esthétiques. Comme le précise en effet Barbara Laborde, invitant pour sa part à repenser l’enseignement du cinéma avec les catégories de l’éducation aux médias, « [l]a séparation entre « arts » et « médias » apparaît radicale : les médias appartiennent aux industries culturelles et ne sauraient donc prétendre aux qualités esthétiques et spirituelles de l’art qui seul permet l’émancipation de l’esprit. » (Laborde 2017, 47).
Si nous souhaitons ici discuter cette question, c’est en raison d’un contexte institutionnel invitant à l’explorer : pour l’heure, il ne se trouve pas à l’Université de Liège de cours spécifiquement dévolu à la didactique des arts du spectacle. Pour des raisons organisationnelles, l’unité d’enseignement correspondant à la didactique disciplinaire du département « Médias, Culture et Communication » s’intitule Didactique spéciale en information et communication. Ce cours est suivi par les étudiants en arts du spectacle qui choisissent de s’orienter vers l’enseignement, tout comme par d’autres étudiants inscrits pour leur part à l’AESS en information et communication (titulaires d’un master en communication ou en journalisme). Dans la perspective de définir un dénominateur commun permettant à chacun d’y trouver son compte, le fil conducteur proposé est l’enseignement des médias et des productions médiatiques, d’où, par extension, le travail des compétences en éducation aux médias (CSEM [2013] 2016)1. Ce contexte amène à envisager le théâtre comme un média, si l’on entend par là un dispositif info-communicationnel (Couzinet 2011) qui structure, organise et fait circuler l’information ainsi que les productions culturelles (Fastrez et Landry 2023, 5)2. D’où, en lien avec le cadrage suggéré par l’argumentaire du colloque international « La société au miroir du divertissement théâtral », notre contribution se concentrera sur les deux questions suivantes :
- Dans quelle mesure le théâtre peut-il s’enseigner en tant que dispositif info-communicationnel « porteur d’informations dormantes transformables en connaissances, c’est-à-dire capables de contribuer à la modification d’une action » (Couzinet 2011, 21) ? Quel serait le potentiel didactique, mais également les limites, d’une compréhension du théâtre en tant que média ?
- En quoi cette perspective présente-t-elle des opportunités pour mettre au travail les dimensions complémentaires exposées dans l’argumentaire, à savoir (1) le théâtre comme un moyen de représenter le monde, la société, et (2) un levier d’action sur ceux-ci ?
Nous prendrons pour point de départ plusieurs activités conduites avec les étudiants du cours de Didactique spéciale en information et communication, menées en partenariat avec le Théâtre royal universitaire de Liège (TURLg) ainsi que le Centre culturel Les Chiroux3. Dans un premier temps, nous mettrons en dialogue trois concepts permettant de penser la dimension médiale du théâtre et son enseignement comme objet info-communicationnel : le média, bien entendu, mais également le document et la représentation, qui serviront de points d’appui pour introduire les retours d’expériences. Nous reviendrons sur l’exploitation, au sein du cours, d’un spectacle de marionnettes et d’une pièce de théâtre documentaire ; une réflexion approfondie sera ensuite proposée quant à l’exploitation didactique des techniques du théâtre de l’opprimé.
Le théâtre comme média
Aborder le théâtre comme un média n’est pas l’orientation qui prédomine lorsqu’on le considère comme objet à enseigner. Si l’on se réfère à l’état de l’art de Peretti et Petitjean sur la didactique du théâtre (de Peretti et Petitjean 2022), la première question qui se pose à cet égard est de savoir comment on définit le théâtre, afin de concevoir des dispositifs d’apprentissage adaptés. Outre le fait qu’il est un espace architectural et un lieu de sociabilité, le théâtre se définit surtout par sa double dimension d’objet littéraire et d’art de la scène (ibid. §1). De cette complexité résulte qu’il se trouve enseigné à différents endroits du curriculum en Belgique francophone : au cours de français tout d’abord, dans le tronc commun, mais également au cours d’arts d’expression ou d’autres cours à option de l’enseignement général. Dans l’enseignement technique existent différents cours associés au domaine « CT Expression théâtrale » (art dramatique, expression corporelle, techniques d’expression, etc.) ; par ailleurs, le nouveau tronc commun, mis en place dans le cadre du Pacte pour un Enseignement d’Excellence, prévoit des heures de cours en éducation culturelle et artistique (ECA). Pour autant que l’on ait pu constater, les manuels et les ressources pour l’enseignement du théâtre oscillent principalement entre ce qui relève, d’une part, de l’analyse textuelle/thématique et, d’autre part, de l’exercice des techniques d’expression. Les éléments relevant de sa dimension médiale (p. ex. industries de production, matérialités du dispositif) n’y sont que pas, ou peu, pris en compte. Les concepts et méthodes de l’éducation aux médias ne sont généralement pas convoqués, à notre connaissance, quand il s’agit d’enseigner le théâtre4.
En effet, lorsque l’on parle de médias, c’est l’image des médias de masse qui vient à l’esprit : radio, télévision, cinéma, presse, et plus récemment Internet. Le théâtre n’y est pas spontanément associé. Pourtant, en soi, il n’y a rien de révolutionnaire à envisager le théâtre comme un média, puisque techniquement c’en est un ; ce qu’entend montrer Patrice Pavis dans la notice « Média/Intermédialité » de son Dictionnaire de la performance et du théâtre contemporain (Pavis [2014] 2018, 210). Pavis opère tout d’abord une distinction entre medium et média : « Le médium est un ensemble de techniques artistiques ou de matériaux propres à un art, un moyen d’expression », là où le média serait un « système de communication et de transmission d’informations » (ibid.)5. Il s’appuie encore sur la définition donnée par Frédéric Barbier et Catherine Lavenir dans Histoire des médias : De Diderot à Internet : est média « Tout système de communication permettant à une société de remplir tout ou une partie des trois fonctions essentielles de la conservation, de la communication à distance des messages et des savoirs, et de la réactualisation des pratiques culturelles et politiques. » (Barbier et Lavenir 2003). D’où, Pavis montre que le théâtre remplit ces trois critères via l’écriture dramatique, la mise en scène et les récritures/recréations d’œuvres.
On pourrait certes discuter l’argumentation de Pavis (par exemple, en ce que l’actualisation d’une œuvre théâtrale en tant que spectacle vivant s’opère suivant d’autres modalités que celle d’un spectacle enregistré) ou mobiliser d’autres définitions du média (ou du couple médium-média), qui prennent parfois un sens très différent dans d’autres cadres théoriques, mais qui montrent toujours la pertinence d’y intégrer le théâtre. Nous recourons volontiers pour notre part à la définition extensive d’Yves Jeanneret, qui entend média au sens de dispositif médiatique, soit le « dispositif matériel affectant la manière dont la communication peut se dérouler, le rôle que les uns et les autres peuvent y jouer et les signes qui peuvent être mobilisés […]. » (Jeanneret 2014, 13) — en ce sens, une exposition est considérée comme un média, de même que le théâtre. Nous la privilégions dans le cadre du cours de didactique disciplinaire en information et communication, dès lors qu’elle permet de mettre en relation les matérialités de la communication, les langages comme systèmes de signes et l’action des parties prenantes d’une scénographie certes configurée à l’avance, mais permettant néanmoins des ajustements créatifs (la communication étant envisagée comme processus créateur de culture). Enfin, c’est une définition qui permet de faire le lien avec l’intitulé de notre département « Médias, culture, communication », et de proposer une didactique disciplinaire orientée vers l’enseignement des objets qui y sont étudiés. Néanmoins, si d’un point de vue théorique la saisie du théâtre en tant que média semble se justifier, pourquoi cette composante médiatique n’apparaît-elle pas comme un allant de soi ?
On peut trouver une amorce de réponse chez Pavis lui-même, dans un dictionnaire antérieur au premier que nous avons cité, le Dictionnaire du théâtre ; et plus précisément dans la notice « Médias et théâtre ». À cet endroit, l’auteur considère que si l’on parle du théâtre comme média, « c’est lui rendre un bien mauvais service que de nier sa spécificité en le mesurant à des médias qui reposent sur une infrastructure technologique dont [il] s’est longtemps passé » (Pavis [1980] 2019, 315). Ceci posé, ajoute-t-il, l’infrastructure technologique prenant une part désormais non-négligeable, il devient nécessaire de considérer son intermédialité. C’est donc d’abord à partir de celle-ci que le dispositif théâtral commence à être pensé comme étant d’ordre médiatique.
Si l’on adopte une perspective historique, le théâtre a été amené, au tournant du 20e siècle, à se différencier d’un autre média, le cinéma. Dans les années 1930, on a d’ailleurs craint la disparition du théâtre avec la concurrence du cinéma parlant ; crise que certains font déjà remonter à 1880 avec l’apparition des premiers outils permettant la captation du son et de l’image (Chaperon et Pluta 2020, 45). S’en est suivie une démarche de repositionnement qui voit le théâtre se définir comme un art de la présence ou de la co-présence ; à ce moment-là serait apparue la catégorie de « spectacle vivant » (ibid.). En d’autres termes, pour se différencier de médias reposant sur la captation du réel, a été mise en avant dans les discours d’escorte de la culture théâtrale une spécificité d’immédiateté, de présence, et corolairement d’absence de médiation ; ce qui a peu à peu mené à l’invisibilisation de cette composante médiatique, matérielle, industrielle du théâtre — et, ce faisant, contrarié son appréhension comme média. À l’inverse, le cinéma est marqué dès ses débuts par une volonté de se distancier du théâtre et de son dispositif emblématique qu’est la scène, bien que, dans les premiers temps, les deux arts partagent des scénarios, des techniques ou des acteurs. Ce que rappellent Tomasovic et Deridder dans leur introduction au collectif Filmer la scène :
D’un côté, l’idée que le cinéma doit absolument s’émanciper de la scène s’impose pour les créateurs audiovisuels à l’occasion de nombreux débats. La recherche d’un langage proprement cinématographique passe par le rejet de la théâtralité, et par conséquent du lieu qui la représente de manière la plus évidente. L’apparition du cinéma parlant accentuera davantage cette division. (Tomasovic et Deridder 2020, 10).
Le théâtre construit donc sa spécificité sur cette dimension de présence, de co-présence de l’acteur et du public, mais également des membres du public qui vivent ainsi de manière collective et synchronique l’expérience de la performance théâtrale. Et cette spécificité jouerait, si l’on se réfère aux théoriciens du théâtre, un rôle particulier dans la manière dont les représentations véhiculées sont mises en partage — nous citons ici Plassard dans un chapitre intitulé « L’écran contre la scène (tout contre) » :
Sans aller jusqu’à penser, comme Denis Guénoun, que le rassemblement du public dans une salle confère, à lui seul, une dimension politique au théâtre, on peut considérer que le partage du sens et de l’émotion, dont Schiller faisait déjà l’une des clés de l’utilité morale du théâtre, permet la construction d’un sentiment de communauté rendu plus précieux encore aujourd’hui. Comprendre et ressentir, de manière éphémère, ce que comprennent et ressentent les inconnus assis autour de lui devient ainsi un élément fondateur de l’expérience du spectateur de théâtre, à la différence de celui du cinéma dont l’attention, sans cesse relancée par le montage, se concentre presque exclusivement sur l’écran. (Plassard 2019, 47)
Pour tirer un premier fil avec les questions de départ, on voit ici que le théâtre comme média, dispositif matériel organisant une situation de co-présence, permet par cette configuration même le partage d’expérience au sein d’un public qui se construit, fût-ce momentanément, en tant que communauté sensible; ce qui est moins saillant dans le cas des médias reposant sur l’enregistrement de discours, sons ou images, où les représentations véhiculées sont reçues individuellement ou en cercle restreint et dans une communication asynchrone (en effet, le film est un document [asynchrone] actualisé par le média « cinéma »). Et cette communauté d’expérience et de sensation, d’émotion, qui éventuellement crée une disposition à l’action collective, sociale, est bien la résultante d’une configuration matérielle définissant des langages et des rôles possibles pour les parties prenantes ; disposition qui ne serait donc pas, ou pas prioritairement, tributaire de la fabula, de l’histoire racontée6. D’où, à ne pas considérer, ou à reléguer au second plan, cette dimension médiatique, médiumnique, du théâtre, on passerait à côté d’une partie de ce qui se joue dans l’expérience collective préparant, le cas échéant, à l’action politique.
Voici donc un premier point qui consiste à s’intéresser à la dimension médiatique du théâtre par son instrumentation technique et les effets de sens que produit le dispositif matériel de la représentation (qui ne se limite évidemment pas à la mise en co-présence). Cette piste a été explorée avec les étudiants de la didactique en information et communication au cours de l’année 2019-2020, autour d’un spectacle de marionnette intitulé 2h14 et dont la représentation au TURLg était prévue pour la mi-mars 2020. Si la représentation fut annulée en raison du contexte sanitaire, le travail de conception de l’activité a pu être mené au préalable. La consigne reposait sur la préparation d’une leçon de deux heures auprès d’un public adolescent, visant l’objectif d’apprentissage suivant :
Rendre compte d’une expérience avec une œuvre culturelle, en particulier sous l’angle de l’expression du ressenti, des émotions, en mettant en évidence le lien entre les choix artistiques (et particulièrement les choix liés à l’animation des marionnettes) et les effets recherchés sur le spectateur.
Cela permettait d’exploiter, sur le plan des pratiques, les manipulations expressives des objets auxquels les étudiants ont été initiés par Angélique Demoitié (Chiroux) ; mais aussi, en termes de transposition didactique, d’exploiter les concepts issus des travaux scientifiques – ici, (Plassard 2009) — sur le théâtre de marionnettes, et le dispositif de représentation mis en place à travers les modalités de leur animation. De ce point de vue, des lignes de démarcation s’établissent entre le jeu de marionnette dans le castelet, avec une manipulation verticale par-dessus [cintres] ou dessous [gaine], que l’on peut choisir d’invisibiliser ou de montrer, et la sortie du castelet, que ce soit avec une manipulation horizontale par le marionnettiste vêtu de noir, ou par le théâtre d’objet (ibid.). Le spectacle de marionnettes pose, par ce dispositif même, la question du rapport entre manipulateur et manipulé, la façon dont sont mis en scène des rapports de pouvoir ; ou encore une dissociation psychique, prolongement fantasmatique du moi (ibid.) sur lesquels il est possible de revenir ensuite avec les élèves pour travailler l’interprétation à partir des échos que ces représentations ont sur eux, par rapport à leur expérience du monde, et la façon dont ils peuvent s’appuyer sur elles pour se rendre acteur.
Le théâtre comme document
Considéré comme dispositif info-communicationnel, le théâtre opère la production et la dissémination d’une information sur le monde, transformable en connaissance en vue d’une action (Couzinet 2011, 21). Il assure ce faisant une fonction documentaire, mise en évidence dans la définition de Barbier et Lavenir (citée par Pavis, supra). D’une manière générale, le média intervient dans la production, l’actualisation et la transformation de l’archive comme ensemble de documents. Dans le cas du théâtre, si les fonctions médiatiques associées à la gestion de l’archive (pour mémoire : conservation, communication à distance et réactualisation) sont respectées, elles paraissent tributaires d’opérations d’interprétation et de récriture, contrairement à d’autres médiums comme le film ou la bande magnétique qui, par les propriétés d’un support, « fixent » une captation analogique du réel en vue de sa retransmission. Le théâtre possède toutefois cette propriété de pouvoir actualiser un discours capté qui documente le réel, donne corps à un phénomène social. C’est ce que l’on retrouvera dans certains genres théâtraux, comme le théâtre documentaire.
Le document est minimalement défini par Paul Otlet (1934) comme un signe inscrit sur un support. Les recherches en sciences de l’information et de la communication l’ont par la suite étudié comme support d’information porteur de finalités communicationnelles et sociales (Cordier 2019), information qui peut être entendue comme une connaissance communiquée (Meyriat 1983; cité par Couzinet 2011, 20). Les documents sont conçus pour que l’on s’en serve, en vue d’une action sur le monde ; en définitive, c’est l’usager qui fait le document parce qu’il le considère et l’utilise comme tel7. Le média joue un rôle dans la mise en forme du document, et conditionne ses modalités d’élaboration, de circulation et d’usage. Au théâtre, le document intègre fréquemment les œuvres de fiction8 ; il arrive également que la fonction documentaire prédomine et, dans ce cas, la fiction se trouvera réduite à la portion congrue. Le dramaturge Jean-Marie Piemme interroge les liens existant entre document et fiction théâtrale dans la préface d’une livraison de la revue Études théâtrales, Usages du « document » :
Quels rapports les données documentaires entretiennent-elles avec les éléments fictionnels ? L’écriture référentielle s’accomplit-elle au détriment de l’imagination ? Quelle est l’identité de l’acte de création dans une écriture référentielle ? Le recours au document peut-il être interprété comme une méfiance à l’égard de la fiction ? Ou comme son déni ? Comme son rejet ? Comment le document participe-t-il d’une écriture ? », etc. (Piemme 2011).
Cette palette de questions est sans doute remobilisable en vue de la préparation d’activités en classe, tout comme le cadrage historique et théorique sur les composantes du genre « théâtre documentaire », proposé par Tania Moguilevskaïa dans cette même livraison (Moguilevskaïa 2011, paragr. 3)9 :
- Prélèvement d’un « matériau documentaire authentique » se rapportant à « un thème global, politique, où les intérêts de la société dans son ensemble sont en jeu », qui sera le fondement du texte théâtral ;
- Mise en œuvre d’une méthode rigoureuse, quasi-scientifique de collecte de ces matériaux ;
- Montage des matériaux par le dramaturge suivant l’objectif pragmatique (l’article insiste que ce montage doit produire une vision marxiste des rapports sociaux) ;
- « L’objectif est de s’opposer à la désinformation entretenue par les pouvoirs, de condamner les coupables, de provoquer une prise de conscience chez le spectateur et de lui indiquer une voie d’amélioration du monde. » (Ibid.)
Dans le cadre du cours, nous avons travaillé en 2020-2021 et 2021-2022 sur une pièce de théâtre verbatim, Un silence ordinaire (par Didier Poiteaux, Cie INTI Théâtre). Il s’agit là d’une déclinaison du théâtre documentaire, reposant sur la collecte d’énoncés issus d’interviews réalisées avec des acteurs sociaux d’horizons variés. Bien que ces entretiens constituent le matériau principal pour l’écriture, Poiteaux explique que ce n’est pas le seul ingrédient de l’œuvre, et que sont également effectuées des recherches contextuelles sur le phénomène étudié. La pièce Un silence ordinaire porte sur la problématique de l’alcoolisme ; elle met en scène des propos d’élèves récoltés lors d’animations en classe qui laissent entrevoir un vécu familial compliqué, des paroles recueillies au sein des groupes d’alcooliques anonymes, ou des témoignages ponctuels. Compte tenu de ce caractère composite, les pistes d’action didactique pourraient par exemple porter sur l’agencement des matériaux, la part de réécriture, mais également la mise en scène de la polyphonie, de l’actualisation de la parole d’autrui par le travail de compétences en expression orale — c’est ce dernier point ce que nous avions privilégié pour la préparation de l’exercice, plaçant la focale sur le théâtre documentaire en tant que genre :
Consigne: En groupe-classe, créez une séquence pédagogique de 4 fois 2h visant l’atteinte de l’objectif d’apprentissage suivant:
L’élève sera capable d’identifier les caractéristiques principales du théâtre verbatim/documentaire et de les réinvestir dans une activité pratique qui les mobilise. Cette activité doit être organisée autour de cette compétence : Développement de l’expression orale et corporelle des élèves.
Pré-requis: Les élèves ont déjà développé cette compétence dans le cadre d’une activité de déclamation poétique.
Nous avons ici opté pour une tâche assez simple, sans imposer ni exclure d’exploiter les effets de cette polyphonie, du montage des matériaux, la manière dont leur agencement par la réécriture et la réactualisation des énoncés récoltés pouvait contribuer à orienter le regard sur un phénomène de société — dans ce cas-ci, l’alcoolisme. La pièce précédente de la compagnie, Suzy et Franck, portait sur la peine de mort. L’exploitation du traitement documentaire de ces thématiques ouvre aussi des possibilités de collaboration avec le cours de sciences sociales, voire de philosophie et citoyenneté.
Le théâtre documentaire, ici verbatim, poursuit explicitement une entreprise de collecte, de conservation et de diffusion de fragments discursifs récoltés par l’auteur. Qu’en fait le spectateur ? Comme on l’a précisé à la suite des théoriciens du document, est document ce que le récepteur choisit de considérer comme tel : c’est donc dans tous les cas une décision du spectateur de considérer ce qu’il voit, en ce compris des pièces de fiction, comme la communication d’une information sur le monde qu’il peut s’approprier en tant que connaissance. Le théâtre, comme tout média, est opérateur de représentations : non pas une fenêtre sur le monde, ou un miroir, mais un prisme communiquant un point de vue sur celui-ci.
Représentations (théâtrales)
On entendra ici le terme dans son sens non de représentation théâtrale, mais plutôt de figuration. Les représentations sont l’un des concepts-clés de l’éducation aux médias dès ses débuts : Len Masterman, théoricien des médias anglais et à l’origine du manuel Teaching The Media (Masterman 1985), explique dans un article de 1993 ce basculement de l’éducation aux médias vers un paradigme représentationnel, qui fait suite à un paradigme inoculatoire (l’éducation aux médias comme vaccin contre les mauvais médias risquant de pervertir les classes populaires) puis à un paradigme prenant le contre-pied de cette première approche, orienté vers les cultures populaires et proposant de les réhabiliter. Le paradigme représentationnel naît à la fin des années 1970, sous l’influence des recherches en sémiotique, et établit le principe de la non-transparence des médias (soit le fait que, par défaut, ce que donnent à voir les médias n’est pas la réalité mais une construction de celle-ci, porteuse de points de vue, de valeurs, etc.) :
The answer which this third paradigm – the representational paradigm – gave to the question ‘Why Study the Media?’, went something like this: ‘In contemporary societies the media are self-evidently important creators and mediators of social knowledge. An understanding of the ways in which the media represent reality, the techniques they employ, and the ideologies embedded within their representations ought to be an entitlement for all citizens and future citizens in a democratic society’. (Masterman 1993, 11‑12)
Un corollaire de ce paradigme est une conception de l’éducation aux médias cherchant à interpréter — certains diront décrypter — des messages médiatiques, des signes et effets de sens associés, partant du postulat que les médias créent un savoir sur le monde, et que leur appréhension critique permettra d’agir en citoyen dans une société démocratique. C’est d’ailleurs le principal enjeu de l’éducation aux médias souligné dans la brochure du Conseil Supérieur de l’Éducation aux Médias, organe chapeautant l’éducation aux médias en Fédération Wallonie-Bruxelles (CSEM [2013] 2016) : développer la capacité de l’apprenant à lire et comprendre ces représentations qui orientent notre rapport au monde, nos manières de penser et d’agir ; mais aussi, dans une évolution qui voit l’éducation aux médias converger avec l’action citoyenne, la capacité à devenir soi-même producteur de textes médiatiques pour agir sur les représentations sociales dominantes — on se réfère ici aux travaux de Jenkins sur la culture participative (Jenkins, Ito, et Boyd 2015), soit le fait que les médias, par leur convergence, permettent toujours davantage la participation et l’expression des publics.
Le théâtre utilise des moyens et langages spécifiques pour figurer le réel, communiquer un point de vue sur celui-ci. Les techniques du théâtre de l’opprimé de Francesco Boal, dont le théâtre-image, permettent la figuration de situations d’oppression, créatrice de représentations communes à partir desquelles pourra, le cas échéant, se structurer une action collective. Boal défend une conception élargie du théâtre, non-limitée à la scène : jeux et techniques théâtrales sont un langage du corps et un moyen d’expression à utiliser dans tous les domaines de l’activité humaine (Boal [1978] 2004, 9). L’un des exercices proposés aux étudiants de didactique, et animé par Brice Ramakers (TURLg), portait sur les techniques du théâtre-image en tant qu’elles servent le développement de compétences en communication non-verbale. Cyriane Genot, alors étudiante de didactique, désormais animatrice et metteuse en scène au TURLg, propose ici un retour d’expérience et une discussion des opportunités et limites de cet exercice.
Enseigner (par) le théâtre-image
L’année dernière, j’ai eu l’occasion d’expérimenter les méthodes du théâtre de l’opprimé, et principalement celle du théâtre-image, de différentes manières et en endossant différents rôles. Je vais donc passer en revue ces différents moments en m’attardant de manière plus importante sur l’atelier de théâtre-image que j’ai donné lors de mon troisième stage d’enseignement, mais également sur une séquence d’enseignement de la communication conçue à partir d’une animation proposée par Brice Ramakers aux étudiants du cours de didactique en information et communication de l’année dernière. Pour vous donner un peu de contexte, je suis d’abord entrée en contact avec le travail d’Augusto Boal lors de l’atelier de training d’acteur, donné au théâtre universitaire par Brice Ramakers, dans le cadre du laboratoire de pratique théâtrale auquel j’assistais en tant que participante. Il m’a semblé que cette méthode pouvait comporter des éléments didactiques intéressants et faire, en quelque sorte, office de médiateur qui faciliterait l’expression personnelle des élèves. J’ai donc choisi de proposer aux élèves de mon troisième stage, une classe de 10 élèves de 5e secondaire de l’option arts d’expression au Collège Saint-Barthélemy (Liège), un atelier d’introduction au théâtre-image.
Pour rappel, le théâtre-image est l’une des techniques imaginées par Augusto Boal et faisant partie de la poétique du « Théâtre de l’Opprimé », née de la volonté d’Augusto Boal de faire du théâtre un outil d’expression pour les opprimés, de « Transmettre au peuple les moyens de la production théâtrale, autrement dit, permettre à des personnes opprimées et non-professionnelles de l’art dramatique de s’en emparer afin d’élaborer par eux-mêmes et pour eux-mêmes un théâtre qui porte leur parole et qui soit un outil de conscientisation et de lutte contre l’oppression. » (Coudray 2020). La méthode du théâtre-image se base sur la création, par les participants, d’images qui mettent en lumière une situation d’oppression :
La base de la technique est simple : pour créer une image, on part d’une situation d’oppression concrète, et celui ou celle qui l’apporte sculpte son corps en prenant une position immobile et sculpte celui des participants choisis dans le groupe. Le tableau final, que nous appelons « image », met en lumière les interactions entre les différents personnages et les enjeux de la situation. » (Bruget, Daniellou-Molinié, Merlant et Ramat 2018, 8)
La séquence que j’ai proposée avait pour objectif de faire en sorte que les élèves soient capables de définir ce qu’est le théâtre de l’opprimé (et le théâtre-image) ainsi que le contexte de son invention ; de mettre en place et sculpter les corps d’autres comédiens pour créer une image qui représente une situation précise ; et de confronter ses expériences à celles de l’autre dans le respect réciproque et la tolérance. L’objectif était donc double. D’un côté, une dimension artistique/esthétique qui se traduit par une compréhension et une bonne utilisation d’une méthode théâtrale. De l’autre, une dimension plus sociale/politique qui cherche à amener les élèves à représenter et à poser un regard critique sur des phénomènes sociaux dans un climat de bienveillance et d’écoute de chacun, mais aussi dans l’objectif de pouvoir discuter et débattre des situations proposées et de leur inscription dans la société. Donc en allant du particulier, de l’expérience vécue, de l’image proposée par l’élève, vers le général et l’observation du système.
L’une des questions que je me suis posée avant de démarrer l’atelier avec les élèves est : « Comment faire en sorte qu’ils adhèrent à la méthode du théâtre-image et acceptent de proposer des images représentant des situations personnelles d’oppression, ou en tout cas des situations face auxquelles ils n’ont pas de solution ? ». Il me semblait important de les amener de manière évolutive jusqu’à ce point. Avant de commencer le travail sur le plateau, j’ai proposé à la classe, une leçon théorique qui avait pour but d’établir un premier contact et de leur expliquer comment l’atelier allait se dérouler, mais aussi de faire comprendre aux élèves le contexte d’émergence et d’utilisation de la méthode qu’ils allaient être amenés à expérimenter.
Le travail sur le plateau était, quant à lui, divisé en trois, voire quatre temps. Dans un premier temps, les séances s’articulaient autour d’exercices d’introduction qui avaient pour but de familiariser les élèves avec différentes dimensions du théâtre-image. Exercices que j’avais pour la plupart expérimentés lors de l’atelier de training d’acteur et qui étaient tirés du livre « Jeux pour acteurs et non-acteurs » (Boal [1978] 2004). L’objectif de ces quelques séances était de préparer les élèves au travail de l’image en les amenant à utiliser leur regard de spectateur, en introduisant des questions qui reviendraient plus tard telle que « Qu’est-ce que je vois ? », mais aussi de les amener à expérimenter le travail du corps.
Dans un deuxième temps, j’ai présenté aux élèves des exemples d’images d’Augusto Boal, que je mettais moi-même en place, et je les ai accompagnés dans l’analyse de ces images, en leur proposant différentes techniques de dynamisation et d’analyse tel que « l’image d’avant » ou « l’image d’après ». Dans ces cas-là, ce sont les élèves eux-mêmes qui proposaient les nouvelles versions de l’image, ce qui leur a permis de commencer à mettre en place des images par eux-mêmes, sans que ce soient directement des images personnelles. Les deux images qui ont été travaillées étaient « L’image de la jeune fille qui voulait apprendre à lire » et « L’image Suisse ».
Dans un troisième temps, nous avons travaillé sur des images qui étaient cette fois proposées par les élèves eux-mêmes. Les consignes étaient telles que l’explique Augusto Boal dans Jeux pour acteurs et non-acteurs :
Quelqu’un donne une image de son oppression. Cette image peut être réaliste, symbolique, surréaliste… n’importe. L’important c’est que, pour lui, cette image parle. Il peut utiliser les corps des autres participants : deux, trois, quatre, tout ce qu’il faut, autant qu’il le faut. Le protagoniste peut également utiliser des objets : chaises, tables, matelas, crayons, papiers, tissus, enfin tout ce qui est à la portée de sa main. (Boal et Rigot-Muller 2004, 206)
À la suite de cette consigne, qui avait été donnée lors d’une des premières séances sur le plateau, certains élèves m’ont dit « Mais Madame, je n’ai jamais vécu d’oppression. Je n’ai pas d’idée. Je ne sais pas. » Et en effet, les situations qu’ils ont pu vivre sont très éloignées de l’exemple d’oppression qui avait été donné lors de la séquence d’introduction ou qu’ils avaient pu voir comme exemple d’image proposée par Augusto Boal lui-même. Je leur ai simplement proposé de penser à une situation qu’ils avaient vécue, ou dont ils avaient été témoin, qui avait pu les révolter, qu’ils avaient trouvée injuste.
Ainsi, les élèves ont chacun à leur tour proposé une image à la classe et il était clair que les séances précédentes leur avaient permis de comprendre exactement ce qu’il leur était demandé. Deux élèves m’ont demandé, par exemple, s’ils pouvaient montrer à la classe une image en commun. Ils ont alors mis en scène une image représentant l’interpellation, par la police, d’un de leurs amis, alors âgé de moins de dix ans. D’autres élèves ont proposé des images représentant l’exclusion, des situations familiales compliquées, du racisme ou encore du sexisme à l’école. Sur base des images proposées nous avons ensemble pu discuter des sujets représentés mais aussi de la mise en scène/ ou mise en place de l’image elle-même. Avec l’émergence de questions telles que « Comment rendre l’image la plus lisible possible ? » ou bien « Où se dirige le regard du spectateur dans cette image ? ».
L’atelier ne s’est donc pas contenté d’utiliser la méthode du théâtre-image afin de faire émerger des questions de société, ou bien des préoccupations des adolescents aujourd’hui, mais il nous a aussi permis de réfléchir le théâtre-image comme une démarche qui se veut aussi artistique et communicationnelle.
Pour chacune des images, je leur proposais une technique de dynamisation afin d’aller plus loin et de permettre aux spectateurs, comme aux « statues » qui faisaient partie de l’image, de réfléchir autrement à la situation. Ils ont ainsi été amenés à recréer l’image pour en faire « l’image idéale » pour un des personnages, ou bien à imaginer le monologue intérieur des personnages qu’ils représentaient.
Lors de la dernière leçon (qui peut être considérée comme un quatrième et dernier temps) nous avons conclu le travail en explorant la création d’une ou deux improvisations qui étaient le résultat des images qui avaient été travaillées. Les élèves étaient répartis en deux groupes et chaque groupe a choisi l’image d’un de ses membres qu’il souhaitait travailler. Pour chacune d’elle, il était demandé au groupe d’imaginer l’image d’avant et l’image d’après. Puis de passer par les trois étapes, d’abord en petits mouvements « saccadés », puis en continu. Finalement, il leur était demandé de présenter une « scène » (une improvisation) de cette image qui passait par les trois étapes. J’ai choisi de terminer le cours de cette manière, pour donner aux élèves l’impression d’une clôture ou d’un aboutissement du travail qui avait été fait.
À la fin de chaque séance, nous prenions un moment pour revenir sur ce que nous avions expérimenté ensemble et certains élèves m’ont demandé « À quoi servent ces images ? », « Est-ce que ça peut devenir un spectacle ? », « À quoi ça sert si ce n’est pas montré ? ». Et en effet, même si la méthode peut aboutir à une création de spectacle de théâtre-forum par exemple, la représentation, la rencontre avec le public n’est pas toujours l’objectif. Comme le dit Sophie Coudray :
L’exercice, la pratique en atelier en constituent l’enjeu principal. Le but est avant tout d’apprendre, par le biais d’exercices dramatiques, à maîtriser son corps, à prendre la parole, mais aussi à analyser des situations, des rituels sociaux et à prendre conscience des mécanismes structurels qui les régissent grâce à la prise de distance et la formalisation que permet le théâtre, tout en proposant des alternatives. (Coudray 2020, 23).
Je pense que l’expérimentation de la méthode du théâtre-image avec un groupe d’adolescents peut se révéler très intéressante et très riche, que ça soit parce qu’elle leur permet de partager et de comprendre/de réfléchir leur façon de voir la société dans laquelle ils vivent mais aussi car ça les encourage à confronter cette vision à celle des autres et à réfléchir ensemble à des solutions. En effet, comme l’explique Augusto Boal, « le théâtre doit être bonheur, en nous aidant à comprendre mieux nous-mêmes et notre temps. Nous avons besoin de mieux connaître le monde que nous habitons pour mieux le transformer. » (Boal 2004, 22).
Enfin, quelques semaines après la fin de ce stage, nous, les étudiants de didactique spéciale en information et communication, avons suivi un court atelier sur le sujet, donné par Brice Ramakers au théâtre universitaire, et réalisé par la suite un travail de groupe dans lequel il nous a été demandé d’articuler la méthode du théâtre-image et l’apprentissage de la communication.
Consigne : Créez une courte séquence pédagogique (4-6h) durant laquelle vous utiliserez les techniques du théâtre-image dans un cours de communication-expression (pour le degré supérieur). Définissez votre objectif d’apprentissage, ainsi que les compétences travaillées. Vous pouvez les choisir aussi bien dans un programme en arts d’expression (p. ex. compétences dans le langage verbal et corporel) qu’en communication technique (p. ex. capacités en lien avec la communication non-verbale)10.
Cet exercice m’a amenée à appréhender la méthode depuis un troisième point de vue, celui de l’apprentissage de la communication. Notre séquence avait pour titre « Explorer la communication par le théâtre-image ». Pour la séquence que nous avons créée, nous proposions d’utiliser le théâtre-image afin d’expérimenter des situations de communications, en cherchant, par exemple, à faire découvrir aux élèves certains éléments de la communication non-verbale (utilisation du corps, des gestes et des postures pour transmettre des messages – qui se retrouvent en effet dans le travail du théâtre-image) mais également, verbale et en discutant avec eux de leur application dans la vie quotidienne ou en consacrant une leçon à l’exploration des émotions. La séquence créée par la classe, bien qu’étant composée de certains éléments intéressants, passe à côté du réel potentiel « communicationnel » du théâtre-image en se focalisant sur les apprentissages qui peuvent être extraits de la méthode, et choisi d’ignorer sa particularité et ce qui fait son universalité et son accessibilité : le travail de l’image. Je terminerai donc par une citation d’Augusto Boal sur le pouvoir symbolique d’une image, sur sa capacité à transmettre un message, à communiquer :
Je dis souvent à mes acteurs – qu’ils soient des professionnels ou des amateurs, des citoyens ou des paysans, des gens « normaux » ou « disabled » (comme disent les Anglais) – que chaque élément qu’on montre sur la scène, chaque image (…) doit contenir une opinion, un jugement. Je leur dis toujours « Nous pouvons nous taire et fermer notre bouche pour ne rien dire ; mais l’image ne cesse jamais de parler. » On ne peut pas faire taire l’image : une chaise immobile sur scène dira toujours et sans arrêt ce que dit une chaise immobile sur une scène. Il ne faut rien mettre en scène qui ne soit parlant ni nécessaire. (Boal 2004, 203).
Pour conclure…
La proposition exprimée dans l’argumentaire du colloque « La société au miroir du divertissement théâtral », envisageant le théâtre à la fois comme un miroir de la société et un outil pour agir sur elle, offre également des perspectives pour le considérer en tant que média, dispositif de communication et de représentation dont on peut se saisir pour partager des manières de voir à partir desquelles seront élaborées des manières d’agir. On espère avoir montré le potentiel qu’il y a/aurait (en dépit des limites identifiées) à créer des activités en didactique des arts du spectacle inscrites dans cette perspective. Outre le théâtre de marionnettes, le théâtre verbatim ou le théâtre-image, une foule d’autres objets sont envisageables, qui permettraient de souligner cette dimension médiale : on songe par exemple au théâtre radiophonique (Carpentier 2008), aux captations audiovisuelles des arts scéniques (Tomasovic et Deridder 2020), ou encore aux expérimentations visant le portage de pièces de théâtre sur les réseaux sociaux11.
On rappellera enfin, en écho à la citation liminaire, que cette perspective invitant à penser l’enseignement du théâtre avec les grilles de l’éducation aux médias s’inspire, dans une certaine mesure, de l’approche médio-pragmatique adoptée par Barbara Laborde pour l’enseignement du cinéma (Laborde 2017). L’autrice suggère dans ce cadre de reconsidérer le cinéma non plus (ou plus uniquement) comme un art, mais comme un contenu audiovisuel devenu labile sur les supports numériques ; ce qui amène la proposition de l’enseigner en le situant dans le champ de l’éducation aux médias. Les propositions théoriques et méthodologiques de l’autrice, dont nous ne pouvons rendre compte dans les limites de cette contribution12, nous ont paru inspirantes et ont été utilisées dans le cadre de nos enseignements en didactique. On terminera toutefois en signalant qu’elles ne pourraient s’appliquer en l’état au théâtre, où l’expérience du spectateur en salle reste une pratique majoritaire qui ne souffre sans doute pas de la même concurrence amenée, dans le cas du cinéma, par les plateformes des industries créatives. Le dialogue nous semble néanmoins à poursuivre.
Bibliographie
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Les auteures
Ingrid Mayeur est chargée de cours en didactique de l’information et de la communication et en éducation aux médias numériques à l’Université de Liège. Dans le cadre de ses recherches, elle s’intéresse aux dispositifs info-communicationnels (en particulier, numériques) organisant la circulation des savoirs. Elle travaille actuellement sur les supports didactiques et les ressources pédagogiques pour l’éducation aux médias.
Cyriane Genot est titulaire d’un master en arts du spectacle (à finalité spécialisée en cinéma et arts de la scène ainsi qu’à finalité didactique) de l’Université de Liège. Depuis 2021, elle prend en charge divers groupes d’étudiants amateurs pour mener des créations collectives. En 2023, elle est engagée à l’animation, la mise en scène et l’encadrement artistique au TURLg (Théâtre universitaire royal de Liège).
1 Sans entrer ici dans les détails, on signalera cependant que la didactique en information et communication n’est pas équivalente à l’éducation aux médias, bien que ces domaines puissent se nourrir l’un l’autre. Le lecteur intéressé trouvera de plus amples développements sur le blog du service de didactique en information et communication, au sein du post « Une didactique disciplinaire en information et communication ? », Com|média, https://didinfocom.hypotheses.org/182.
2 Pour Fastrez et Landry, il peut encore s’agit d’organisations ou d’objets techniques (ibid.). Le théâtre est mentionné, très lapidairement, parmi d’autres médias dans la brochure Les compétences en éducation aux médias (CSEM 2016), document de référence pour la Fédération Wallonie-Bruxelles.
3 Durant ces activités, les étudiants ont été supervisés (avec des implications variables selon les exercices) par Emmanuel Chapeau et Thomas Jungblut, assistants de formation CeFEN, Angélique Demoitié, médiatrice culturelle des Chiroux et Brice Ramakers, directeur du TURLg. En raison de cette dimension collective, nous souhaitons remercier ici l’ensemble des parties prenantes.
4 Ces concepts-clés (représentations, langages, industries, publics) sont notamment définis dans les travaux de David Buckingham (Buckingham 2019). Nos considérations résultent d’une enquête exploratoire, et l’investigation mériterait d’être poussée. Nous avons par exemple trouvé sur le portail institutionnel E-classe la ressource « Éducation au numérique par le théâtre », visant le travail de compétences numériques à travers une pièce de théâtre (E-classe).
5 En d’autres termes, dit Pavis, le médium serait affaire de langage (semiotic media) là où le média serait l’objet permettant de véhiculer le message (transmissive media) (ibid.).
6 Nous nous référons ici aux travaux de Florence Dupont suivant laquelle la pensée occidentale aurait été « vampirisée » par une lecture aristotélicienne des tragédies antiques accordant une place prépondérante à la fabula au détriment du dispositif théâtral. N’étant pas spécialiste de ces questions, nous répercutons les éléments de l’analyse qu’en a faite Sophie-Aurore Roussel dans la revue Appareils (Roussel 2016).
7 Les recherches en information-documentation montrent en effet que c’est le récepteur qui « crée le document parce qu’il l’utilise. Le document est une promesse, un horizon que l’usager atteint ou fait émerger à son statut de support d’information par son usage » (Gardiès, Fraysse, Courbières, 2007: 8 cité par Bonaccorsi et Labelle 2010).
8 Piemme définit le document théâtral de la manière suivante : « les éléments qui dans un texte théâtral (textuel ou scénique) peuvent être qualifiés de référentiels. Par exemple : individus réels jouant leur rôle sur scène, référence à des personnages existants ou ayant existé, évocation d’événements réellement survenus, citations textuelles, sonores ou iconiques de sources extérieures à l’écriture théâtrale, etc., en un mot, tous les éléments de natures diverses qui figurent dans un texte, sur une scène, dans un lieu théâtral et qui ont par ailleurs une existence à l’extérieur du théâtre et indépendamment de lui. » (Piemme 2011)
9 On oriente ici le regard du lecteur sur le potentiel théorique de cette contribution pour l’identification des traits définitoires et de l’ancrage historique du genre « théâtre documentaire ». La notion de « matériau documentaire authentique » convoquée par l’autrice devra cependant être interrogée, étant donné qu’un tel matériau ne sera jamais « authentique » mais consistera en une représentation construite autour d’un point de vue, manifestant des valeurs sous-jacentes, à interroger de manière critique (voir point suivant). Il s’agit en quelque sorte d’une oxymore.
10 On pourra retrouver la séquence produite par les étudiants sous le lien suivant : https://didinfocom.hypotheses.org/634.
11 Par exemple, la pièce @_jeanne_dark_ présentée dans le cadre de Impact Festival 2020 https://www.lesoir.be/338267/article/2020-11-17/jeannedark-sur-le-bucher-des-reseaux-sociaux-au-festival-impact-du-theatre-de
12 Nourrie des travaux d’auteurs parmi lesquels figurent Roger Odin, David Buckingham et Henry Jenkins, Barbara Laborde amène la proposition originale d’une approche médio-pragmatique des productions audiovisuelles où le cinéma est pensé, à des fins didactiques, en tant que média (au sens d’industrie de production) et en tant que médium (au sens de support, de matériaux).