Par Nancy Delhalle (ULiège)
Le théâtre connaît actuellement un surcroît d’attention en dehors des mondes artistiques. Si au sein de ceux-ci, il s’est historiquement diversifié en des formes de spécialisation liées à des publics-cibles (le théâtre-action et le « non public » ou le théâtre jeune public en Belgique francophone, par exemple), il est aujourd’hui souvent convoqué au service de missions sociales et territoriales. Cela génère un enchevêtrement des pratiques où il n’est plus guère question de revendiquer de distinctions quand par exemple, en 2011, dans le livre collectif qu’il dirigeait, Jérôme Dubois précisait étudier « les usages sociaux du théâtre hors ses murs »1. Liée à la subvention publique, la mission sociale du théâtre apparaît dès lors moins comme un effet des pratiques artistiques que comme un objectif posé a priori de la démarche de création.
Si une telle assimilation n’est pas sans évoquer les formes de commande voire de mécénat qui jalonnent l’histoire du théâtre, elle suscite des tensions en régime d’autonomie de l’art théâtral, un régime construit progressivement au cours du processus historique mais largement appuyé sur la subvention publique dès la deuxième moitié du 20e siècle.
Cependant, en tant qu’art vivant et du vivant, le théâtre s’inscrit dans la société de façon spécifique. Radicalement éphémère, il peut, tandis qu’il s’actualise, se soustraire aux formes de mainmise et de contrôle extérieur. La relation au public est immédiate et directe, inhérente à la pratique même, sans cesse reconstruite mais irréversible car strictement liée au présent de l’acte. Dans cette perspective, le théâtre a, sans discontinuer, suscité l’intérêt et la méfiance de toutes les formes de pouvoirs.
Mais s’il peut être si directement mis au service d’objectifs sociaux divers, c’est sans doute que le théâtre reste avant tout un divertissement. Comme tel, il s’imprègne et se façonne nécessairement du contexte dans lequel il s’inscrit. C’est là une de ses conditions. Potentiellement, il agit aussi sur ce contexte. Dans cette interaction, ce sont les qualités du miroir tendu par le théâtre à la société qui fluctuent au gré des transformations sociales et des conditions de production de la pratique. Le théâtre est ainsi bien plutôt un prisme à travers lequel appréhender le monde commun. En ce sens, par les formes et les dispositifs investis, il se profile comme documentant son moment historique.
Conséquemment, face à la multiplicité des usages du théâtre, poser une dichotomie entre art et non-art paraît assez vain. Ce serait rester inscrit dans la configuration d’un champ façonnée par des luttes et des rapports de force qu’il faudrait encore décrire et expliciter. Comme son histoire le prouve, le théâtre est une pratique sociale qui, par son dispositif même (la coprésence physique dans un même espace-temps d’acteurs et de publics), met d’emblée en jeu le collectif. Le lien social est à la fois son fondement et son effet systématique. On peut alors se demander quels sont les réquisits d’un discours institutionnel, diffusé depuis les années 1990, et enjoignant d’« inscrire le théâtre dans le champ du social », de rapprocher l’art du social ou de « conjuguer l’art et le social » ?
Mais on peut aussi s’épargner de considérer comme une hérésie qu’il y ait des usages sociaux du théâtre pour les accepter comme un fait réel et développer des agirs en renforcement ou alternatifs. Objectiver les usages sociaux du théâtre, comparer les pratiques et les modalités de leur inscription dans la société permet d’envisager la façon dont celles-ci engagent une fabrique de représentations et/ou d’actions sociales.
Or, entre les idéaux artistiques et socio-politiques, défendus, dans la deuxième moitié du 20e siècle, tant par la démocratisation théâtrale que par le mouvement de démocratie théâtrale, et les multiples appels contemporains, voire les injonctions, à la participation du public, on perçoit confusément un changement de paradigme. La tension entre la création théâtrale et la société tend à se dissoudre dans une fusion. Cela génère-t-il de nouveaux régimes de création ou relève-t-il de formes d’instrumentalisation ? Quelle société ou quel état de société ces pratiques saisissent-elles ? Par quels biais les réfractent-elles ? Et dans quelles conditions ? Ces questions traversent les textes de ce premier numéro de la web-revue du CERTES dont la plupart sont issus du colloque La société au miroir du divertissement théâtral2.