Pour un intellectuel collectif

Si la pandémie de la Covid 19 a créé une césure historique dans les sociétés du monde entier, dans les milieux des arts de la scène, elle a produit un coup de semonce en neutralisant le spectacle vivant dans l’espace social. La catégorie, devenue soudain prépondérante, du « non-essentiel » a généré un doute quant à la place, voire la fonction, du théâtre dans la société. Au sortir de la crise, les programmations pléthoriques et l’enjeu de la diffusion devenu désormais encore plus crucial, ont transformé le doute en ambiguïté : pour de nombreux jeunes, immergés dans les mondes numériques, le théâtre était tout simplement devenu « abstrait ».

Si la parenthèse semble s’être refermée et si le cours des choses paraît avoir repris « comme avant », la place sociale du théâtre et des arts de la scène fait cependant de moins en moins sens dans et pour la société tout entière. De nombreuses initiatives voient ainsi le jour pour diffuser les spectacles en streaming afin d’atteindre un public plus large. Mais dans le métatexte affiché sur les plateformes de streaming, il est plus souvent question, comme pour les autres programmes, des thèmes ou des sujets traités dans les spectacles là où les équipes artistiques, comme celles chargées des relations publiques, s’ingénient à faire sentir la dimension vivante du théâtre, qui par de multiples formes de participation ou d’immersion, qui via des ateliers de pratique. L’institution théâtrale semble elle-même poussée vers une position plus relative au sein de la culture subventionnée. Ainsi, en Fédération Wallonie-Bruxelles (Belgique), en janvier 2024, la répartition des subventions entre les différents secteurs de la culture fut l’objet de critiques la jugeant trop favorable aux arts de la scène1.  Auparavant, les critiques de la politique culturelle portaient plus directement sur la faiblesse des moyens alloués à la culture dans son ensemble. Un processus suit son cours et il change la place du théâtre dans les cadres de perceptions collectives.

Pourtant, cet art préserve indéniablement un pouvoir d’attraction pour ceux qui le découvrent. C’est que, peut-être, quelque chose s’y joue qui ravive l’énergie du vivant contre la fatigue nerveuse du numérique.

C’est aussi que le théâtre est une pratique sociale. Il s’inscrit immédiatement dans la société selon de multiples modalités, mais il tisse aussi du social par son dispositif même, côté scène et côté public. Le théâtre est « agissant » car il nécessite et crée une assemblée, même éphémère, avec un nombre très réduit d’intermédiaires.

Le regard inquiet questionne alors les modalités et les enjeux de son inscription dans la société, sans le filtre des préconstructions et des catégories qui occultent toujours un peu le point de vue d’où l’on parle et d’où l’on analyse. Immanquablement, cet art vivant et du vivant fait ainsi l’objet d’usages sociaux qui, s’ils interpellent souvent le sens critique, constituent néanmoins une réalité devant être mise objectivement à l’étude.

Mais le théâtre « appartient à l’art » et, dans notre monde progressivement occupé par les industries culturelles, cette seconde propriété ou qualité se profile imperceptiblement comme une énigme. Une énigme qui invite à cheminer, si on relaie Jean-Marie Piemme écrivant en 1983 dans un texte intitulé « Le théâtre comme art minoritaire » : « Le théâtre aujourd’hui : moins de prestige, moins de pouvoir symbolique, mais une plus grande capacité de jouissance de l’inconnu2 ».

Exploration de « l’état de l’art » et discussion de « (re)configurations » seront ici assemblées en un espace de débats et dans une tension dialectique visant à l’objectivité. Elles le seront aussi en considérant que ni les chercheurs ni les praticiens ne sont des adjuvants l’un de l’autre mais participent de processus d’expertises croisées, à l’instar des dispositifs mis en place par la Maison des Sciences de l’Homme de l’Université de Liège qui a soutenu la création de cette revue3. Avec une part d’optimisme peut-être, mais l’intention néanmoins que se dessine l’espace-temps où « l’intellectuel collectif (écrivains, artistes, chercheurs…) peut jouer son rôle, irremplaçable, en contribuant à créer les conditions sociales d’une production collective d’utopies réalistes4. ».

Nancy Delhalle

1 A. LALLEMAND, « Déséquilibré, le budget culture met à mal l’édition littéraire », Le Soir, 18 janvier 2024.
2 PIEMME Jean-Marie, « Le théâtre comme art minoritaire », Le Souffleur inquiet, édition augmentée, Espace Nord, 2012, p. 42.
3 Cf. https://www.msh.uliege.be/cms/c_12007633/fr/laboratoires-d-expertises-croisees
4 BOURDIEU Pierre, Contre-feux 2, éd. Raisons d’agir, 2001, p. 37.