Par les Ateliers de la Colline
Cet entretien1 porte sur le Théâtre pour le Jeune Public en Belgique francophone et sur l’inscription et les spécificités de la compagnie Les Ateliers de la Colline dans ce secteur. Il a rassemblé :
- Mathias Simons, directeur des Ateliers de la Colline, metteur en scène, auteur et pédagogue à l’École Supérieure d’Acteurs du Conservatoire de Liège.
- Aline Dethise, responsable, à la date de l’entretien, de la production et de la diffusion des spectacles créés.
- Marie-Camille Blanchy, diplômée du Conservatoire de Liège en théâtre, comédienne et régisseuse depuis 8 ans aux Ateliers de la Colline. Elle participe au montage et au démontage des spectacles en tournée. Artiste en école, elle anime des ateliers avec les enfants dans les classes.
- Assia Bourdim, étudiante, Uliège.
- Emma Jones, étudiante, Uliège.
- Nancy Delhalle, CERTES / U.R. Traverses-Uliège.
Mathias Simons : D’entrée de jeu, je voudrais préciser que, né au sein du mouvement de théâtre-action dans les années 1970, les Ateliers de la Colline gardent l’ambition de travailler en intelligence collective, avec le moins de hiérarchie possible.
Aline Dethise : Ainsi, par exemple, les fonctions de production et de diffusion sont travaillées dès le début du projet en lien étroit avec l’équipe pour construire la vie du projet : où répéter ? Combien de temps ? Avec quels acteurs ? Pour quel budget ? Une fois le spectacle créé, il s’agit d’assurer la vie de tournée et la rencontre avec le public.
Nancy Delhalle : Le théâtre pour le jeune public représente aujourd’hui une catégorie et un secteur de l’institution théâtrale. On pourrait pourtant considérer que s’adresser aux jeunes et aux enfants relève de l’inscription sociale du théâtre, du moins dans la perspective de la démocratisation culturelle où le théâtre a pour mission de toucher tous les publics. Une mission de service public qui relèverait donc aussi de la responsabilité de l’artiste. Or, dans les années 1970, un secteur s’est créé et structuré autour du public d’enfants et de jeunes. Cela, dans le cadre d’un mouvement qui postule qu’une émancipation culturelle doit tenir compte de la culture de tous les groupes sociaux et particulièrement des groupes minorisés ou marginalisés, voire discriminés. Plus qu’un adulte en devenir, l’enfant est alors plutôt considéré comme un être autonome et responsable. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes travaillent dans ce secteur qui semble aussi représenter une source de travail. Quelle valeur sociale prend aujourd’hui le théâtre pour le jeune public ?
Marie-Camille Blanchy : Le Théâtre Jeune Public offre énormément de possibilités de travail aux comédiens et comédiennes parce que, quand un spectacle « fonctionne », les tournées sont bien plus importantes que dans le théâtre adulte. Lorsqu’un spectacle est sélectionné dans les Rencontres Théâtre Jeune Public de Huy, le nombre de dates en tournée peut aller jusqu’à 50 voire 100 par saison. Cela est très rare dans le théâtre adulte même toutes saisons confondues sur trois, quatre ou cinq ans de la vie d’un spectacle. En outre, dans le théâtre jeune public, on sait à qui on s’adresse, ce qui influence les formes et les manières de raconter. La fenêtre est étroite : les enfants à partir de 6 ans ou les adolescents à partir de 14 ans. Pour rencontrer ce public, on cherche des formes artistiques spécifiques. Chez un artiste, cela génère une grande créativité et apporte aussi de la légitimité.
Nancy Delhalle : Les Rencontres de Huy2 représentent un enjeu important pour les compagnies travaillant dans le secteur du théâtre pour l’enfance et la jeunesse. Pourriez-vous préciser l’importance de ce dispositif institutionnel portant notamment sur l’évaluation et la sélection des spectacles ?
Aline Dethise : Afin de bénéficier des subventions de la Fédération Wallonie-Bruxelles pour l’aide à la diffusion, une compagnie de théâtre jeune public doit passer par les Rencontres Théâtre de Huy ou par Noël au théâtre, un festival programmé pendant la période de Noël dans plusieurs théâtres bruxellois. A Huy, ce sont des rencontres professionnelles et durant une semaine, des spectacles sont présentés devant un public professionnel. Des programmateurs et programmatrices viennent en somme « faire leur marché » parmi la cinquantaine de spectacles qu’ils voient en une semaine. Une compagnie propose des représentations en fonction de sa jauge et chaque spectacle a ainsi les mêmes possibilités de rencontre avec les programmateurs et programmatrices. Ces Rencontres sont un moment important dans le secteur et beaucoup de choses se jouent à Huy. Les programmateurs font leur saison et on distingue nettement des tendances : certains spectacles font l’unanimité et tout le monde veut les programmer. C’est un passage obligé pour les compagnies : sans ces aides à la diffusion, les programmateurs ne nous programment pas.
Marie-Camille Blanchy : Désormais, ces Rencontres de Huy, qui étaient organisées par la Province, seront organisées par la CTEJ (Chambre des Théâtre pour l’Enfance et la Jeunesse). Les compagnies qui, comme les Ateliers de la Colline, sont contrat-programmées peuvent présenter d’office un spectacle chaque année. Pour les compagnies qui n’ont pas de contrat-programme, une sélection s’effectue sur dossier. Donc si une cinquantaine de compagnies présentent un spectacle, au moins trois fois plus rentrent un dossier.
Mathias Simons : Cela montre à la fois la bonne santé du théâtre jeune public mais induit aussi une concurrence terrible. Les programmateurs et programmatrices voient en moyenne cinq spectacles par jour, ce qui est énorme.
Nancy Delhalle : C’est aussi le signe d’une très grande institutionnalisation dans la mesure où le public auquel ces spectacles s’adressent n’est pas présent. Cela pose la question du statut du programmateur, du directeur de structure, et des critères voire des valeurs qui conditionnent leur choix. Ces biais ne sont pas souvent interrogés.
Marie-Camille Blanchy : Ce sont quand même toujours des adultes qui décident pour des enfants.
Aline Dethise : Des prix sont d’ailleurs décernés, un Prix du Ministre de la Culture, un Prix du ministre de l’Enseignement, un Prix de la presse…
Nancy Delhalle : Y a-t-il une formation spécifique à la pratique de ce théâtre ?
Marie-Camille Blanchy : Lorsque j’étais au Conservatoire, les matinées, nous avions des cours dits « théoriques » consacrés au développement d’« outils » de l’acteur, le corps, la voix etc. Les après-midis étaient réservées à des projets qui changeaient tous les trimestres, des créations collectives par exemple. J’avais choisi un projet jeune public et il nous a été demandé, à moi et à mes partenaires, de définir une tranche d’âge et de créer une forme à partir de cette tranche d’âge. Le directeur des Ateliers de la Colline de l’époque faisait partie du jury d’examen et il a proposé de produire mon projet intitulé « Sarah ». C’est comme cela que je suis entrée aux Ateliers de la Colline.
Mathias Simons : Ce sont les Ateliers de la Colline qui ont introduit le théâtre pour le jeune public au Conservatoire de Liège. En 2004, nous avons créé un spectacle, « Le Miroir aux alouettes » dont le sujet central était la télé-réalité, avec une promotion d’étudiants que j’avais suivis en tant que professeur d’art dramatique sur trois années. Cette création avait tourné une centaine de dates. Avec Dino Corradini, le directeur des Ateliers de la Colline à l’époque acteur et metteur en scène, nous avons alors pensé que le théâtre jeune public avait une spécificité qui devrait s’enseigner à l’intérieur des Écoles supérieures d’arts. Nous avons donc dirigé lui et moi des projets jeune public au Conservatoire de Liège. Baptiste Isaïa a pris le relais et donc, de façon récurrente, il y avait des projets jeune public au Conservatoire de Liège. Mais ce théâtre s’enseigne aussi à Mons et à Bruxelles : le théâtre jeune public est entré dans le paysage de l’art dramatique. Il faut souligner que le secteur est, depuis les années 1970, un des fleurons des arts de la scène en Belgique francophone. Au moment où la Flandre créait le « théâtre danse » et lui donnait une renommée internationale avec des artistes comme Wim Vandekeybus ou Jan Fabre, la Belgique francophone développait le théâtre jeune public qui s’est beaucoup exporté. Les Ateliers de la Colline ont, par exemple, énormément joué en France, en Espagne, en Italie… La Belgique est là pionnière, avec une vraie créativité et une forte originalité.
Nancy Delhalle : Le secteur se crée avec l’enjeu de toucher, d’atteindre l’enfant dans son autonomie, dans ses potentialités de responsabilité. Or, le jeune public (enfants et adolescents) est un public non solvable, il ne peut payer sa place. Il est en outre potentiellement sous l’emprise de ses parents, de son milieu quotidien. Pour des raisons économiques, idéologiques et pratiques, les liens entre le théâtre et l’école sont alors renforcés. Par ailleurs, il est clair que les structures théâtrales en général font un gros travail à destination des jeunes. Les services pédagogiques des théâtres se développent selon une mission d’éducation mais aussi en raison de la norme institutionnelle enjoignant aujourd’hui de remplir les salles. Et le public scolaire constitue là un enjeu. Les recherches scientifiques mettent par ailleurs en évidence le fait que beaucoup de personnes sont devenues spectateurs et spectatrices de théâtre en ayant vécu une expérience théâtrale avant 18 ans. Les chercheurs soulignent le rôle de « prescripteurs », de relais, tels qu’un enseignant ou un parent, pour amener à devenir spectateur de théâtre ou d’opéra. L’enfance et l’adolescence sont à ces titres un enjeu au sein de l’institution théâtrale. On pourrait dès lors s’interroger sur le cheminement qui mène de pratiques de démocratie théâtrale consistant à l’origine à aller faire du théâtre dans les lieux où était le « non-public » (arrière-salles de cafés ; salles des fêtes, divers espaces de vie collective…) ou dans des lieux créés spécifiquement pour accueillir aussi ce public comme les Foyers culturels, à des pratiques qui cherchent à faire venir un très large public dans les institutions théâtrales. La question qui se pose est celle du lieu de rencontre qui, en théâtre, art vivant et du vivant, est toujours un peu un espace-temps créé : soit sortir le public/non-public de son milieu de travail ou de l’école et forger avec lui un tiers-espace social ou se déplacer sur les lieux de travail et de l’école ce qui ouvre une série de questionnements. Si historiquement, le théâtre a beaucoup été utilisé pour enseigner et former (par les Jésuites, par exemple), l’école constitue aujourd’hui un lieu privilégié où trouver les enfants en tant que groupe social. On peut dès lors questionner le type de relations qui sont tissées et encouragées, via le PECA (Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique3) notamment. Il faut en effet garder à l’esprit que l’école est une institution et comme telle, elle réfracte les structures dominantes de la société. Dès lors, remettre l’ensemble du travail d’émancipation sur un lien assez exclusif à l’école mérite d’être analysé car en tant qu’institution, l’école se constitue sur des règles propres, définit des enjeux et surtout véhicule des conceptions, des cadres de perception du monde qu’elle a le pouvoir d’instituer. Les Ateliers de la Colline font du théâtre à la fois avec des enfants et pour des enfants. Quels sont, selon vos missions, les types de travail que vous devez mener avec ou dans l’école ?
Mathias Simons : le secteur jeune public s’est battu et continue de se battre pour déplacer les enfants, pour qu’ils aillent dans un lieu culturel. La grande majorité de nos spectacles se jouent dans les Centres culturels. C’est impératif, pour nous, de sortir les enfants de l’institution scolaire. Mais depuis quelques années, nous avons aussi décidé de retourner dans les écoles avec des petites formes et ce n’est pas pour des raisons de relations avec l’école.
Marie-Camille Blanchy : Nous retournons dans les classes notamment pour que des écoles qui, pour des raisons géographiques ou financières, ne peuvent pas se déplacer, ne restent pas exclues. Nous voulons aussi pouvoir rencontrer ces enfants-là. Mais un élément historique important est que le secteur jeune public a refusé de devenir une sous-catégorie du théâtre adulte. Nous avons des exigences techniques, nous ne nous installons pas dans une classe en disant que nous allons faire avec ce qui est là. Le secteur s’est beaucoup battu pour créer dans des conditions professionnelles.
Aline Dethise : Dans le paysage institutionnel du théâtre, à peu près 20% des spectateurs est un public scolaire mais qui se déplace en soirée et va voir un spectacle dit « tout public ». Or, on observe que le secteur jeune public est en train de pousser les murs de ce qui était réservé jusqu’ici au théâtre tout public. C’est le cas sur les scènes du Théâtre de Namur, du Théâtre National, du Théâtre de Liège et de Mons. Le théâtre jeune public commence à s’y inscrire au même titre que le théâtre pour adultes.
Marie-Camille Blanchy : Cela avance quand même lentement. Les compagnies faisant spécifiquement du théâtre jeune public sont peu représentées dans les grandes institutions. Le travail de médiation est fait autour de la programmation pour adultes que l’on cherche à rendre accessible à des adolescents ou des enfants.
Aline Dethise : Très concrètement, certains théâtres proposent des représentations de projets en journée, pour un jeune public donc, mais le théâtre reste cependant fermé. Il ne vit pas : quand on arrive dans le hall d’accueil, il n’y a pas d’éclairage, il fait presque noir. Cela raconte quelque chose de l’attention portée à l’accueil du public scolaire en journée et au théâtre jeune public en général.
Marie-Camille Blanchy : Cela porte aussi atteinte à la visibilité : ces représentations ne font parfois même pas partie du programme du théâtre. Les compagnies jeune public qui jouent aussi dans ces institutions restent donc peu visibles.
Aline Dethise : C’est le même processus pour la vie des projets. Dans le théâtre pour adultes, on peut travailler des mois voire des années pour un spectacle qui ne verra le jour que pour sept ou huit représentations dans un théâtre. Ensuite, les choses s’arrêtent. Dans le secteur jeune public, si le spectacle est accompagné, il a une durée de vie beaucoup plus longue et riche. Aux Ateliers de la Colline, nous travaillons par le biais d’ateliers dans les écoles et afin de rendre cela possible, nous allons chercher des financements. Jusqu’il y a quelques années, nous travaillions avec la Cellule Culture-Enseignement qui nous permettait d’obtenir des budgets pour travailler sur le long terme. Sur une année, nous faisions alors des cycles de dix séances d’ateliers en classe et 20 séances en tout, qui alternaient les temps de préparation, de répétitions et de représentation. Ceci n’existe plus et est remplacé par le PECA – le Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique – qui est à double tranchant car il provoque un formatage des cycles d’ateliers.
Marie-Camille Blanchy : Il nous est en effet demandé de ne pas faire du travail sur des longs temps et de rencontrer davantage d’élèves. La formule que nous avons proposée, et qui nous inscrit bien dans cette dynamique, consiste en des ateliers d’une demi-journée ou d’une journée autour d’un ou de plusieurs de nos spectacles. Nous rencontrons donc trois classes pendant cette durée. Il s’agit d’un complément au spectacle que les élèves sont venus voir. Cela peut être un débat philosophique de deux fois 50 minutes ou, autre exemple, nous partons de la présence du rap dans un de nos spectacles et en deux fois 50 minutes, avec une classe d’adolescents, nous écrivons et enregistrons un rap… C’est un bon complément à nos spectacles et cela nous permet d’expérimenter de l’art en classe avec les adolescents. Mais les ateliers longs que nous donnions ne sont plus possibles car cela ne rencontre plus non plus les réalités financières. Comme les Ateliers de la Colline reçoivent une subvention annuelle via un contrat-programme sur cinq ans, nous avons fait le choix de continuer les ateliers longs dans des classes mais nous nous auto-finançons pour cela. Avant, nous recevions des subsides. D’autres compagnies, elles, ont dû abandonner la pratique des ateliers longs faute de subventions.
Mathias Simons : Les mots tendent donc à se vider de leur sens. Pour ce « Parcours d’Éducation Culturelle et Artistique », il suffit que quelqu’un vienne commenter pendant deux heures une peinture ou « Les Fables » de La Fontaine et le contrat est rempli : on considère que l’élève est passé par une initiation à la culture. Nous, dans notre pratique professionnelle, nous avons compris que lorsque, par exemple, nous arrivons à la fin d’un atelier long, c’est alors que ça débute. C’est là que les enfants commencent à prendre conscience de ce qu’ils ont produit par le théâtre et que l’on pourrait entamer le travail, améliorer les choses, changer tel axe etc. Les ateliers longs nous paraissent en somme courts à nous, professionnels, experts. Si les personnes qui travaillent à l’intérieur du PECA paraissent de bonne foi et pensent vraiment qu’un travail d’émancipation culturelle s’effectue, ce qui est octroyé comme argent et surtout comme temps rend la chose caduque. Le cadre ne permet pas une « éducation culturelle » à moins de vider ces mots de leur sens. Cela me paraît très dangereux.
Marie-Camille Blanchy : En tant qu’artiste en école, je suis constamment confrontée à ce rapport au temps, à la consommation qui s’applique à la culture. Or, l’art ne peut pas être dans cette temporalité-là. Nous avons besoin de temps long, d’expérimentation, de l’essai et de l’erreur, de l’étude et de l’examen d’autres propositions. Si on nous demande d’être dans un rapport de productivité, de rencontrer toujours plus de public en moins de temps, nous n’expérimentons pas l’art avec des élèves. On les forme peut-être à être consommateurs de culture mais c’est différent. Nous pouvons bien sûr trouver des formules, à l’intérieur de ce PECA, pour rencontrer un plus grand nombre de public et cela peut avoir du sens. Nous continuons à chercher en lien avec des personnes-ressources en charge du PECA.
Aline Dethise : On tend quand même vers une instrumentalisation de la culture. Car cela pourrait avoir pour effet que les enseignants ne choisissent les spectacles à aller voir avec la classe que sur une base didactique, en fonction des « contenus » exploitables en classe. Or, nous essayons de concerner les enfants aussi à travers des problématiques qui les dépassent.
Assia Bourdim (master 2) : Constatez-vous une prise en compte de vos remarques critiques ? Cela amène-t-il du changement ?
Mathias Simons : Nos interlocutrices du PECA pensent vraiment que la culture peut contribuer à l’émancipation. Elles ne sont pas inféodées à l’institution scolaire mais elles ne disposent pas de moyens, financiers notamment, pour changer la donne. Aux Ateliers de la Colline, nous tentons donc de « rentabiliser » au maximum ce qui nous est octroyé par le PECA mais nous faisons beaucoup sur fonds propres parce que nous en avons la possibilité, ce qui n’est pas le cas de toutes les compagnies. C’est une certaine vision de ce qu’est le théâtre ou le cinéma comme divertissement qui s’impose. Pour faire ce divertissement-là, il faut savoir utiliser des trucs et des recettes parce que cela va plus vite. Cela devient une injonction.
Aline Dethise : Je voudrais revenir sur le fait d’aller jouer en école. Nous avons en effet la volonté d’avoir plusieurs circuits de diffusion et de ne pas seulement rester liés aux opérateurs institutionnels que sont les centres culturels et les théâtres. En outre, certaines écoles ne sortent pas de leurs locaux et nous voulons également rencontrer ces enfants-là. Ce fut le cas d’un de nos spectacles, « Fute-Fute », écrit et mis en scène par Mathias Simons pour une comédienne et un comédien avec manipulation de marionnettes. Fute-Fute est une bonne âme qui va accueillir dans sa classe, avec joie et beaucoup de tendresse, un nouvel arrivant qui vient d’un endroit où les gens sont différents. C’est le point de départ. Jouer cela dans une classe crée un effet miroir immédiat. Cette histoire racontée, les enfants l’ont peut-être vécue l’année dernière, le mois dernier. La transposition est d’autant plus forte. C’est pourquoi nous avions envie de proposer ce spectacle-là en particulier dans les classes car il pouvait y trouver encore plus de résonnance qu’en dehors de l’école, dans le Centre culturel ou ailleurs.
Marie-Camille Blanchy : En fait, on augmente la qualité artistique de ce projet en allant le jouer dans l’école. Il ne s’agit pas de théâtre « au rabais ».
Mathias Simons : Dans le quotidien de l’école surgit tout à coup la fiction qui parle du quotidien de l’école. Tout s’est construit en fonction de cela : la scénographie minimale, les marionnettes, la transposition des étrangers et des autochtones, les jeux de mots sur le pays…
Aline Dethise : Dans le secteur, des compagnies créent en écoles de façon plus structurelle : l’organisation pour que la représentation ait lieu s’effectue avec l’enseignant ou la direction. Cela change aujourd’hui avec le nouveau Décret-diffusion mais les aides, les subventions pouvaient être demandées par une école. Le contact y est plus direct avec le public là où le Centre culturel et le théâtre sont des intermédiaires récurrents.
Assia Bourdim (Master 2) : Comment cela se passe-t-il ? Les écoles viennent-elles vers vous ou allez-vous vers elles ?
Aline Dethise : Dans un premier mouvement, c’est plutôt nous qui allons vers les écoles et puis le lien se crée et s’ouvre. Il arrive qu’on nous appelle mais c’est d’abord pour nous une recherche territoriale et sociale : où sont les enfants qui ne vont pas dans les salles de spectacle ?
Emma Jones (Master 2) : Le centre de gravité des Ateliers de la Colline est de redonner la parole aux enfants, mais avant d’en arriver aux ateliers avec des enfants dans l’école, j’ai l’impression que ce sont quand même beaucoup d’adultes qui parlent entre eux. Cela crée plusieurs relations triangulaires : entre la Compagnie, les enseignants, les relais du PECA et une fois en atelier, entre les professeurs, les artistes et les enfants. Dans l’école, les enfants retrouvent donc un peu leur place habituelle d’autant que les enseignants restent présents quand vous donnez l’atelier. Comment l’enfant peut-il trouver une autre place, trouver sa voix ? Comment effacer les rapports hiérarchiques que les enseignants installent d’emblée dans l’école ? Comment les artistes trouvent-ils une position par rapport aux professeurs mais aussi aux enfants ? Comment, au fond, dans les ateliers, efface-t-on quelque peu la part adulte pour donner une place aux enfants ?
Marie-Camille Blanchy : Effectivement, tout part souvent de l’intention d’un adulte artiste allant dans une classe pour initier une recherche artistique avec des enfants. Le travail se fait en collaboration mais part bien du désir d’un adulte, d’une compagnie de théâtre constituée d’adultes qui font du théâtre pour enfants. Une fois dans la relation avec les professeurs et dans la classe, ce qui facilite les choses est de sortir du cadre de l’école, le temps de l’atelier. Cela relativise la sensation de toute-puissance que peut avoir ou donner le professeur dans sa classe. Il y a un an, pour un atelier en école, nous sommes allés au Centre culturel situé à proximité. Mais on peut aussi juste se déplacer de la salle de cours, aller dans un autre espace, pour produire un effet similaire.
Ensuite, il doit y avoir la volonté et la conscience, plus individuelle, de l’artiste d’établir un rapport qui soit moins hiérarchique, qui ne soit pas un rapport de pouvoirs. Lors d’un atelier l’an passé, mon collègue régisseur et moi avions cet objectif d’effacer toute relation hiérarchique entre adultes et enfants. Pour cela, nous avons mis en place un cadre et pas mal de rituels : comment on s’installe ? ; comment on essaie de se mettre au diapason ? ; comment on respecte l’initiative des artistes qui ont une expertise et viennent la partager ? ; comment on reste bien dans un échange ? Pour ce faire, nous avons utilisé avec les enfants des outils d’intelligence collective. Personnellement, je me permets de dire aux enseignants que leur avis n’est pas nécessaire. Cela se fait gentiment mais il faut rendre clair que ce n’est plus l’espace du professeur et que l’artiste est en train d’essayer de mettre en place un cadre différent que l’enseignant doit respecter. Cela demande un gros travail de communication avec l’enseignant. Nous sommes dans un endroit qui se cherche entre théâtre et pédagogie. Et, en tant qu’artiste, j’ai quand même une pédagogie mais qui n’est pas celle du professeur.
Mathias Simons : Nous essayons de lutter contre une domination de la pédagogie pour faire en sorte que l’atelier soit vraiment de l’art, de la pratique. Mais nous sommes quand même dans l’école et plusieurs ateliers tendraient à se transformer en un moyen de donner cours sur de bonnes attitudes comme trier ses déchets etc.
Marie-Camille Blanchy : Ou alors, on nous demande si on ne pourrait pas jouer le spectacle à la fancy-fair. Car l’objectif de l’école reste quand même de pouvoir faire voir quelque chose aux parents pour montrer qu’on a bien travaillé. Or, nous ne savons même pas si nous arriverons à un spectacle. Notre objectif est une recherche artistique avec des enfants. Il y a toujours quelque chose à montrer mais qui n’est pas forcément un « spectacle ».
Mathias Simons : Certains enseignants comprennent l’utilité de l’art en tant que tel. Pour certains autres, c’est plus compliqué, dès lors, nous leur demandons de sortir parce qu’ils sabotent la démarche artistique.
Marie-Camille Blanchy : Il faut dire que certains professeurs n’ont pas choisi d’avoir cet atelier dans leur classe, cela leur est imposé par la direction. Certains n’ont aucun amour du théâtre ou de l’art en général. Ils ne vont pas ou plus au théâtre. Leur intérêt est donc différent du nôtre.
Nancy Delhalle : Vous évoquez une « recherche artistique avec des enfants ». Cette recherche menée par vous, qui vise-t-elle ? Elle va nourrir votre art mais à qui s’adresse-t-elle ?
Mathias Simons : Tout va vers le public, un public scolaire, mais, dans la majorité des cas, nous organisons un festival des ateliers donnés dans les écoles. C’est un moment très important. Là, les enfants se voient entre eux, les enseignants voient les autres ateliers…
Marie-Camille Blanchy : Par exemple, pour notre spectacle en préparation « Les Enfants de la Vallée4 », nous sommes allés dans cinq classes dans des endroits touchés par les inondations dans les vallées de l’Ourthe et de la Vesdre. Nous y avons mené des ateliers avec des enfants qui avaient été sinistrés pour questionner leur rapport aux inondations. Cela a pris la forme de témoignages, de fictions, nous avons fait parler la rivière… Nous avons cherché des tas de formes. Ces cinq ateliers ont abouti à des représentations et, lors d’une classe verte organisée pendant trois jours à La Marlagne5, tous les enfants ont vu les résultats des autres écoles.
Nancy Delhalle : Comment se construit plus généralement la relation aux publics ? De plus en plus, l’idée d’ « élargir les publics » s’insinue dans les esprits comme une évidence. Ne pas chercher à élargir quasi sans fin le public tend à être perçu comme aberrant. Ne pas toucher un public plus vaste ou ne pas arriver à faire venir des jeunes dans des spectacles ou des représentations à la suite d’ateliers de théâtre-action peut être tenu, par des étudiants en médiation par exemple, comme un échec. Et ceci n’est pas nécessairement en lien avec un idéal de démocratisation théâtrale (pour le dire vite : donner accès au public le plus large possible afin qu’il s’émancipe) mais relève d’une adhésion à une norme venue de l’institution théâtrale en relais d’une conception de la valeur, diffuse dans la société, reposant sur le chiffre. Or si la relation avec un public est au fondement des arts du spectacle vivant, elle ne repose pas nécessairement sur le nombre.
Mathias Simons : Aux Ateliers de la Colline, nous avons la volonté de nous adresser aux enfants du public du théâtre-action et surtout lors de la construction du spectacle. Nous voulons essayer de déclencher cette parole cachée de ces enfants-là parce que ce sont eux qui sont souvent oubliés ou ignorés. Ensuite, si le spectacle est bien fait, il vit et s’adresse à d’autres publics, à des enfants de classes sociales différentes.
Aline Dethise : Cette question nous occupe pendant le temps de la création. A qui s’adresse-t-on ? Pourquoi ? Avec quelles formes ? Quels éléments de médiation vont accompagner la création ? Un support tel qu’un cahier pédagogique est-il adéquat ? Une rencontre en bord de plateau après la création est-elle importante ? Qu’allons-nous mettre en place, nous compagnie de théâtre, pour tracer le chemin de rencontre entre le public et le spectacle ? Certains dispositifs sont davantage invisibles, comme les dialogues avec les enseignants, la préparation au spectacle, aller dans une classe en amont pour parler du projet… Les questions sont omniprésentes : comment accueille-t-on les enfants ? Que va-t-on leur dire ? Parfois ce sont trois mots importants, parfois un discours un peu plus long. Il s’agit de soigner ce chemin-là. Dans un centre culturel, par exemple, c’est quelqu’un d’autre qui fait le relais vers le public. Comment alors rester en lien ? Cela dépend des institutions, des humains dans ces institutions et de la manière dont ils ont envie de travailler avec, pour et vers ces publics.
Marie-Camille Blanchy : Les lieux d’accueil, comme les centres culturels, ont des missions de médiation. Ils sont donc sensés accompagner les spectacles, proposer, si besoin, un pré-spectacle en classe ou un post-spectacle, cela fait partie de leurs missions.
Mathias Simons : Quand on conçoit un spectacle, on le conçoit aussi pour une certaine tranche d’âge : cela commence de 0 à 3 ans, puis de 3 à 6 ans, de 6 à 8 ans et cela jusqu’au jeune public à partir de 16 ans. On ne travaille pas les mêmes formes, pas les mêmes traductions d’un sujet si on s’adresse à des tout petits ou à des adolescents. Le public est donc un axe fondamental de la pratique.
Marie-Camille Blanchy : Nous veillons à vérifier cette adaptation en organisant des bancs d’essais lors des créations. Nous faisons venir des enfants d’une certaine tranche d’âge puis, nous débattons avec eux pour savoir ce qui a été reçu, ce qui peut être émotionnellement trop lourd à recevoir…
Nancy Delhalle : Votre approche est-elle expérimentale ou avez-vous une formation quant à la psychologie, aux structures de perception liées à ces tranches d’âge ?
Mathias Simons : Oui, c’est expérimental et nous ajustons parfois. Comme nous faisons beaucoup d’ateliers, nous avons une histoire, un héritage, nous avons en quelque sorte un « patrimoine immatériel » d’expériences qui se sont transmises oralement dans la compagnie.
Marie-Camille Blanchy : Et nous nous formons en permanence.
Aline Dethise : Nous avons mis en place un dispositif nommé « bancs d’essai » : au cours de la création, au début des répétitions, au milieu et à la fin, nous cherchons à vérifier les choses et nous convoquons un certain public, une classe par exemple. Pendant la création même, nous sommes donc en contact avec notre « vrai » public. Dans le théâtre pour adultes, ce type de moment existe mais avec des « initiés », des professionnels du spectacle : ce sont des comédiens, des dramaturges, des directeurs de théâtre qui viennent poser un regard qui peut faire avancer le travail mais ce n’est pas le public destinataire.
Marie-Camille Blanchy : C’est une pratique courante dans le secteur jeune public car le public est tellement spécifique que nous avons des devoirs de vérification. Dans le théâtre pour adultes, on se pose moins la question « à qui on s’adresse ? ». On n’y crée pas de spectacle pour un public spécifique. Le spectacle est créé pour être joué et pour être vu par le plus grand nombre possible. Ce sont les structures programmatrices qui assurent la présence du public.
1 Une autre partie de cet échange, consacrée plus spécifiquement au projet des Ateliers de la Colline, « Les Enfants de la Vallée » (création en août 2025), est publiée dans la revue Alternatives théâtrales.
2 Cf. Les Rencontres Théâtre Jeune Public sur le site de la Fédération Wallonie-Bruxelles : http://www.creationartistique.cfwb.be/index.php?id=8400
3 Cf. Site de la Fédération Wallonie-Bruxelles dédié au PECA : https://www.peca.be
4 Cf. https://ateliersdelacolline.be/news/les-enfants-de-la-vallee/
5 La Marlagne – Centre culturel Marcel Hicter.