Échange avec Miguel Decleire et Stéphane Olivier, membres du Collectif Transquinquennal auto-dissout en 20231.
Nancy Delhalle : Dès sa création, Transquinquennal intègre structurellement sa fin. Le Collectif ne s’assujettit donc pas à la contrainte mais l’intègre comme une condition de sa pratique. Il s’agit à la fois d’un geste artistique et d’un positionnement dans l’institution théâtrale. Créé en 1989, Transquinquennal prend en effet place dans un champ théâtral dominé par des metteurs en scène qui proposent leur lecture des textes, de répertoire notamment, et deviennent ainsi de véritables auteurs de spectacle. Leur lecture, souvent critique, convoque un bagage culturel et fait aussi appel à la mémoire théâtrale du spectateur. Le Collectif Transquinquennal prend le contrepied de ce théâtre pour s’inscrire dans une perspective plus « postmoderne » marquée par la déconstruction. La création de votre collectif semble donc à ce moment constituer une rupture. Quelles ont été les réactions dans l’institution théâtrale ?
Miguel Decleire2 : Nous faisions à l’époque partie d’une génération voulant s’inscrire en faux par rapport à ces pratiques de relecture du répertoire qui restaient au fond très liées à l’institution. Par ailleurs, le fait de se regrouper en collectifs pour fonder une pratique a été assez général à ce moment où l’on sentait que les théâtres allaient employer de moins en moins d’acteurs et où les troupes permanentes avaient quasiment disparu. Il fallait trouver une alternative. Beaucoup de ces collectifs se sont constitués sur le modèle français, avec, en leur sein, une figure dirigeante qui synthétise la démarche. En Belgique, un des collectifs les plus emblématiques alors fut sans doute l’Ymagier Singulier qui, à ses débuts, a regroupé près d’une vingtaine de membres, et d’où a émergé assez vite la figure de Thierry Salmon. Mais d’autres types de fonctionnement en collectif sont apparus. Avant de rejoindre Transquinquennal, j’ai fait partie des Ateliers de l’Échange, où l’optique était plutôt de fournir un outil de production et de promotion afin de permettre à chaque membre du collectif d’être porteur de projet. Chaque porteur de projet fédérait donc autour de lui des personnes membres du groupe ou non.
Transquinquennal fut alors le seul groupe où les décisions étaient prises de façon collective, horizontale, avec une polyvalence et une action concrète de chaque membre tant au niveau du jeu que de la mise en scène, des aspects techniques que de la production. Ce fut très difficile de faire intégrer cela dans l’institution théâtrale de l’époque. On nous a très souvent répété qu’il fallait une « figure de proue », quelqu’un qu’il est possible d’identifier… Cela dénote un certain imaginaire associé à un groupe de théâtre représenté par un metteur en scène, un leader, auquel on s’identifie. Le collectif perturbait une telle perception.
Stéphane Olivier : Ni Miguel ni moi-même ne sommes des membres fondateurs de Transquinquennal, la compagnie ayant été fondée par Pierre Sartenaer et Bernard Breuse. Mais nous avions tous des expériences antérieures de collectifs. La radicalité des règles que nous nous sommes données a été acceptée par tous en raison de cette expérience antérieure. Ainsi, la constitution de Transquinquennal en collectif de non-mixité choisie reposait sur notre constat que les histoires sentimentales entre membres faisaient du mal au collectif. Donc, en tant qu’hétérosexuels, pour inscrire le collectif dans la durée, nous devions être du même sexe. Nous ne nous sommes pas posés d’autres questions à l’époque. Transquinquennal reposait aussi sur la négation du concept de « théâtre d’auteur » (désigné ainsi comme en miroir du « cinéma d’auteur ») tout en ayant la volonté de défendre des textes contemporains. Dès le début, il y avait donc une contradiction : l’idée même de l’auteur unique en art nous paraissait mener vers de l’univoque, ce qui ne nous semblait pas être une représentation cohérente de la société, celle-ci nous paraissant en effet profondément équivoque. Le collectif donnait l’impression qu’il n’y aurait pas une confiscation du sens par le pouvoir puisque le pouvoir y était dispersé. Par ailleurs, nous étions très critiques par rapport à la question du répertoire. Le paysage théâtral était alors très différent : le théâtre reposait massivement sur un répertoire assez restreint d’une centaine de pièces. Peu de place était donnée au théâtre contemporain malgré les incitations institutionnelles faisant figurer dans les contrats-programmes l’obligation de créer au moins un texte d’auteur belge contemporain. Nous défendions le passage par l’écriture car nous avions expérimenté la création collective sur base d’improvisations et cela nous paraissait déboucher sur beaucoup d’entre-soi. On n’y parlait que de soi.
Les subventions au projet, obtenues deux ans après l’introduction de la demande, ne permettaient pas de coller à une actualité, là où les subventions structurelles, octroyées à l’année, permettent d’élaborer des projets un peu plus en phase avec l’actualité. Mais pendant une dizaine d’années, un moratoire nous a mis dans l’impossibilité d’obtenir une subvention récurrente, ce qui nous mettait dans une précarité assez importante. Toutes les compagnies étaient alors persuadées que le seul moyen d’exister était d’avoir un lieu. Nous nous sommes tout de suite démarqués en posant que cela ne nous intéressait pas et que nous trouvions intéressant de voyager et de nous adapter à divers endroits. Tous ces décalages rendaient difficile la communication avec les grandes structures. Dès lors, implicitement, et cela est devenu plus explicite ensuite, nous avions décidé de faire de l’entrisme. Soit, nous nous positionnions en dehors de l’institution et cela serait très dur, soit, et c’est ce que nous avons décidé, nous prenions le risque du placement institutionnel en pensant que le collectif nous préserverait des compromissions : nous nous contrôlerions tous un peu. En travaillant sur des textes contemporains, nous offrions aux théâtres la possibilité de remplir leur mission. Mais, en tant que collectif, nous avions aussi, une plus grande force de travail et notamment, nous étions très forts pour rédiger les dossiers de demande de subventions. Nos dossiers étaient montrés en exemples, nous excellions dans les budgets sur Excell, nous avons été des premières compagnies à créer un site web : nous nous ajustions ainsi très fortement à une demande institutionnelle tandis que nous étudiions les textes de loi, nous lisions les contrats-programmes, nous changions les dossiers en fonction de nos différents interlocuteurs…
Nancy Delhalle : A l’origine de Transquinquennal, vous avez posé la contrainte de ne pas durer. Et la notion de contrainte, définie a priori, se retrouve dans plusieurs de vos projets théâtraux. Ainsi, La Lettre des chats se présente comme un spectacle interactif où c’est le spectateur qui décide du fil narratif que vous allez suivre ; dans Capital Confiance, le spectateur peut se lever et appuyer sur un bouton pour arrêter le spectacle ; pour Ja Ja maar Nee Nee, créé avec le collectif flamand Dito Dito, la contrainte est plutôt celle de la langue et de la cohabitation de deux collectifs… La contrainte pourrait en somme caractériser le geste artistique de Transquinquennal. Quelles influences conduisent à revendiquer la contrainte à un moment où la règle dans l’institution théâtrale est plutôt celle de la liberté, quasi absolue, de l’artiste, notamment celle du metteur en scène dans sa lecture d’un texte du répertoire ? Comment se définit la contrainte : quels énoncés performatifs vous êtes-vous donnés pour l’écriture du spectacle ou dans la commande passée aux auteurs ?
Miguel Decleire : En collectif, la contrainte est un élément fédérateur : un élément externe qui rassemble tout le monde et qui peut être enrichi par chacune des propositions individuelles. C’est aussi une façon de rendre le travail objectif, soit d’éviter les propositions où l’on puisse s’identifier individuellement ou qui feraient illusion d’un autre monde, celui du théâtre. Pour nous, le « monde du théâtre » est ce qui se passe sur le plateau, il n’a pas d’autre sens que ce qui se passe ici et maintenant avec le public. Les travaux de l’OULIPO sont une des grandes influences pour la mise en place de mécanismes permettant d’aller vers quelque chose qu’on ne connaissait pas. Nous étions d’accord d’imaginer à quatre ce à quoi on n’aurait pas pensé ni envisagé individuellement, d’explorer l’inattendu, le nouveau, non pour l’effet de surprise mais dans un souci de connexion avec le monde tel qu’il se vivait au moment même. Nous devions donc mettre en place des dispositifs qui nous permettaient de sortir de nos schémas mentaux préétablis.
Nous avons ainsi exploré les artistes contemporains afin de définir des protocoles d’élaboration qui nous semblaient pertinents. Par exemple, Capital confiance traitait de la crise de 2008 et nous avons cherché à en parler sans contribuer à cette crise. Il nous semblait qu’avoir un discours sur la crise était faire partie de la crise. Nous avons donc mis en place des « levées de fonds » : à chaque endroit où nous avions une coproduction, nous organisions une rencontre avec un économiste ou quelqu’un lié au monde économique à partir de laquelle nous faisions, pendant une semaine, une expérimentation scénique. Tout cela nous a nourris pour chercher un dispositif théâtral pertinent (beaucoup de choses ayant été éliminées à partir de ces « levées de fonds »). Nous imaginions donc les contraintes les plus riches possibles.
Stéphane Olivier : Nous voulions faire au théâtre ce qu’on ne pouvait pas faire au cinéma. Nous voulions profiter de la singularité de l’outil pour faire des choses singulières. La Lettre des Chats est un spectacle interactif qui comportait huit pièces possibles. Le spectateur choisissait à plusieurs reprises la direction à prendre. Nous avons donc répété huit pièces mais nous n’en avons jamais joué en public que sept. Nous avons joué ce spectacle 60 ou 70 fois et une pièce n’a jamais été choisie.
Mais la création avec la contrainte est aussi liée au fait que le théâtre est éphémère, évanescent. Ce qui reste du théâtre est l’expérience de la relation construite à un moment donné entre le spectateur et le spectacle : c’est la relation avec le public qui fait exister le théâtre. Comment alors rendre cette relation centrale dans notre travail ? Pour nous, la contrainte était un moyen de rendre visible cette relation au public : c’est le contrat traditionnel de la fiction et de la représentation que nous rendons visible. Le théâtre permet énormément de métalangage, un langage sur le langage y est sans cesse à l’œuvre et c’est là une richesse : il est possible de commenter tout le temps. Cette dimension était peu exploitée du côté francophone et nous nous sommes tournés vers des compagnies néerlandophones. Par ailleurs, le jeu stanislavskien, revenant en force à l’époque, nous semblait totalitaire. Au théâtre, on est présent et le personnage n’est pas nécessaire, on n’incarne rien et une grande partie du sens est déterminée par le spectateur beaucoup plus que par le créateur. On peut donc piéger le spectateur et, comme on a un effet de feedback direct (ce qui n’est pas possible au cinéma), faire voir qu’il est piégé et lui ouvrir le piège, l’en faire sortir. C’était ce que nous montrions par l’absurde dans Capital Confiance quand le bouton pour arrêter le spectacle arrivait après environ 30 minutes. C’était une manière d’interroger la réalité : toutes les personnes qui ont poussé sur le bouton étaient persuadées que le spectacle ne s’arrêterait pas, que cela faisait partie de la fiction. Or, le spectacle s’arrêtait vraiment et cela donnait lieu à des discussions, des débuts de bagarre, les directeurs venaient se justifier – ce qui était assez drôle. La contrainte est ainsi pour nous un moyen de faire de la représentation théâtrale une expérience unique. Car le théâtre peut encore plus ou moins se détacher des questions de réussite. Cela tend à se réduire mais il est encore possible de faire des spectacles qui ne plaisent pas, des spectacles où l’enjeu ne serait pas d’être en accord.
Nancy Delhalle : La contrainte première était l’auto-effacement de Transquinquennal posé dès la création de la compagnie. Ceci en dissonance avec la norme de l’époque dans le monde théâtral consistant davantage à chercher à faire œuvre et à durer. Se présenter d’emblée avec le postulat « on n’est pas là pour durer » ouvre un espace de liberté dont vous venez d’énoncer un certain nombre d’éléments. Qu’en est-il du travail sur le plateau et plus spécifiquement du rapport entre improvisation et pré-écriture du spectacle ?
Miguel Degleire : Au départ, le concept même de « Transquinquennal » impliquait de durer cinq ans et puis de s’effacer. Des considérations pragmatiques étaient nettement à l’œuvre comme donner de l’emploi ou pouvoir accéder aux allocations de chômage. A l’époque en effet, le bénéficiaire d’allocations de chômage était obligé de « pointer » quotidiennement et recevait chaque jour l’heure obligatoire du pointage pour le jour suivant. Ce dispositif visait à « casser » le travail au noir. Mais il était possible de contourner cela en étant bénévole dans une association culturelle ou sociale. La constitution d’une ASBL (Association Sans But Lucratif) avait donc toute son importance. Or, après cinq ans, les co-fondateurs de Transquinquennal, Bernard Breuse et Pierre Sartenaer, ont considéré qu’il y avait encore beaucoup de travail à faire et que la compagnie commençait seulement à tirer les fruits de la structure. Le sens de « Transquinquennal » s’est donc modifié en l’idée de traverser les quinquennats selon un plan rigoureux dans un imaginaire de type post-soviétique.
Quant à l’écriture, ce qui nous a toujours intéressés dans le texte était qu’il pouvait constituer un matériau du spectacle au même titre que tous les autres. Nous ne nous mettions donc pas au service du texte qui n’était pas pour nous quelque chose de virtuel à faire fleurir. Le texte était un matériau modifiable que nous pouvions, tous ensemble, nous approprier. Nous avons fait appel à des auteurs (Philippe Blasband, Eugène Savitzkaya entre autres) car l’écriture de quelqu’un d’extérieur nous semblait plus riche, elle évitait le risque de parler entre nous de ce que nous connaissions déjà et permettait de prévenir les écueils de l’improvisation. En effet, nous ne répétons pas en improvisant mais improviser est une liberté que nous nous accordons au moment de la représentation. En fonction de la salle, nous nous donnons le loisir d’adapter le jeu et le texte. Le texte est donc un élément servant à la relation ici et maintenant entre nous, les actants, et le public.
Stéphane Olivier : Nous pensions qu’apprendre quelque chose en allant au théâtre était important. Comme le disait Eugène Saviztkaya : il faut au moins y apprendre un mot, un mot jamais entendu qui oblige à consulter le dictionnaire. Quand nous demandions à un auteur d’écrire pour nous, des contraintes étaient fixées à l’avance : elles étaient d’ordre économiques avec le nombre d’acteurs (ce qui n’implique pas un même nombre de personnages : pour Ja Ja maar nee nee, nous étions huit acteurs pour plus d’une quarantaine de personnages) et portaient aussi sur le décor par exemple. Pour un auteur, cela est très facile à accepter car, au prix de quelques concessions, il a la certitude que son texte sera joué. Or, à l’époque et aujourd’hui encore, des tas de textes contemporains écrits pour le théâtre ne sont jamais joués…
La Compagnie est créée à une date emblématique,1989, qui correspondait au deux-centième anniversaire de la Révolution française et à la chute du Mur de Berlin. Mais nous avions plutôt la sensation que le monde se fermait, que le cinéma devenait de plus en plus machiste et autocentré, que, à travers le jeu de l’acteur, on en revenait à l’explication psychologique, que le théâtre parlait beaucoup du théâtre sans véritable critique…
Nancy Delhalle : Ce contexte historique est réfracté dans tout un théâtre de l’époque. Pour rester en Belgique, Koniec (genre théâtre) du Groupov, spectacle créé en 1987, au terme d’une période de travail sur « les restes » ; les pièces de Jean-Marie Piemme (dont Neige en décembre) ou les pièces de Jean Louvet témoignent de cette conscience diffuse d’un moment historique où refluait la pensée critique reliée à la question du sens. Dans les spectacles de Transquinquennal, la mise en scène de cette « conscience historique » passe par un travail permanent de l’ambivalence : non prise en compte de la figure institutionnelle de l’auteur mais valorisation du texte contemporain ; interrogation permanente du sens mais validité de cette interrogation ; affirmation de la présence et des corps sur le plateau mais mise en jeu du corps des acteurs… L’ambivalence permanente de la pratique théâtrale et de son héritage crée un statut particulier du discours tenu sur le plateau, ni direct ni lisible mais sans cesse mis en question. Cela crée une forme d’ironie qui caractérise assez votre travail : l’ironie transforme le destinataire en complice et le public devient en quelque sorte un membre du Collectif.
Stéphane Olivier : Les processus ont toujours été au centre de notre questionnement : pour nous, ils constituaient l’accès à l’expérience singulière. A chaque spectacle, nous avons recréé le processus de fabrication car pour mener le spectateur à une expérience unique, il fallait que nous-mêmes vivions une expérience artistique à transformer lors de la représentation. La question « qui parle ? » sur le plateau est donc importante car si ce n’est pas nous qui parlons – moi qui parle – je ne suis pas crédible, ce que je dis peut toujours être lu comme ce que dit le personnage, c’est alors une sorte de mensonge affirmé qui n’est pas très intéressant puisque l’intérêt du mensonge est qu’il soit caché. La question était donc : comment réactiver le pouvoir du mensonge au théâtre ? Donc le pouvoir du vrai ? Pour ce faire, nous utilisons nos noms, nous utilisons qui nous sommes, nous affirmons des choses avec lesquelles, sur un plan personnel, philosophique et moral, nous sommes totalement en désaccord. Nous créons une confusion : est-ce que c’est l’acteur qui parle ? Le personnage ? L’auteur ?
Il me semble que certains moteurs du processus artistique, de la construction du discours artistique, sont aujourd’hui grippés, ne fonctionnent plus, entre autres l’ironie. Je me demande si c’est encore quelque chose qui existe, si ce qu’on appelle « ironie » fonctionne encore comme telle, remplit sa fonction. De même, il me semble que la métaphore n’est plus du tout fonctionnelle alors qu’on l’utilise tout le temps au théâtre et dans les arts comme outil rhétorique de construction du discours. Objectivement, est-ce que cela a encore un effet sur le public ? On construit des métaphores mais celles-ci ne changent rien sur l’objet dont elles sont issues. Ainsi, si dans un dispositif de mise en scène, le spectateur peut appuyer sur un bouton pour arrêter un spectacle, cela ne va rien changer à son rapport à l’économie. Personnellement, il me semble dès lors peut-être important de faire une pause et de faire le point…
Miguel Decleire : Dans ce travail de l’ambivalence, l’influence de acteurs flamands a beaucoup compté. Dans les années 1990, ceux-ci s’appropriaient un texte comme s’ils défendaient vraiment leur propre point de vue. Mais nous tenions aussi compte du fait qu’immanquablement au théâtre, le public opère une projection sur la présence en scène et nous recevait parfois avec un surcroît d’ironie. Aujourd’hui, le théâtre cherche beaucoup à donner forme à la réalité sans poser la question de la façon dont cette forme est élaborée. Nous voulions montrer à la fois la marionnette et le marionnettiste. Pour nous, le plaisir du théâtre réside en cela : montrer la fabrication du sens et comment il peut en être autrement. Chercher à l’intérieur de la fiction ce qui la construit et ce qui la désamorce.
Nancy Delhalle : Et c’est sans doute dans cette perspective que Transquinquennal a entrepris de « jouer sa fin ». Ce geste artistique qui vise à constituer l’effacement en acte de création relève d’une affirmation de la présence et travaille la relation au public. Dans un numéro d’Alternatives théâtrales de 1991, Georges Banu distinguait le théâtre testamentaire et l’œuvre ultime. L’œuvre ultime est la dernière œuvre, celle qui « achève doublement le cycle biographique et le cycle artistique3 » : elle peut être plus ou moins pressentie comme telle ou devenir telle par accident, par la survenue inopinée de la fin. Transquinquennal fixe l’œuvre ultime. Pourquoi est-ce le moment, comme l’indique votre avant-dernier spectacle, C’est le moment, créé le 23 mars 2023 ?
Stéphane Olivier : Tous nos spectacles (plus de 55) comportaient une double question : la nécessité du changement et l’impossibilité à faire changer. Pour notre dernier contrat-programme, nous avons travaillé sur cette question. Au cours de nos recherches, nous avons par exemple été intéressés par l’idée qu’aucun changement n’est possible si on ne fait pas de deuil, si on n’abandonne pas quelque chose. Le deuil est la condition indispensable au changement et c’est cela qui rend le changement difficile : on doit d’abord perdre mais on n’est pas sûr de gagner quelque chose. Transquinquennal devait donc changer et abandonner quelque chose. Nous avons décidé que ce qu’il fallait abandonner était Transquinquennal. Nous avons donc travaillé pendant cinq ans dans la perspective de notre fin.
Nancy Delhalle : En jouant sa fin, Transquinquennal échappe d’une certaine manière à la dissolution de son geste artistique. L’auto-effacement reste de l’ordre du vivant, du lien vivant. Cela pose alors la question du legs et de l’héritage. Si hériter c’est reconnaître et valoriser ce qui est venu avant4, le legs et l’héritage sont-ils possibles dans le contexte d’une Belgique francophone où la consécration est sans cesse avortée, abolie dans une forme de présentisme ? Qu’ouvre la fin de Transquinquennal ? Quel legs, quel héritage transmettre ?
Miguel Decleire : Il me semble que ce ne sera pas notre affaire et ce n’est pas à nous de prendre en charge cette question. Nous ne voulons pas faire un spectacle testamentaire car nous ne considérons pas que nous pouvons porter la somme de tout ce que nous avons fait. Notre première impulsion était de détruire toute nos traces, de ne rien laisser. Mais nous sous sommes avisés qu’il restait toujours des traces, quelque chose survit toujours qui n’est pas toujours le plus intéressant… Dès lors, nous avons posé comme objectif d’essayer de tout garder : le site va rester, tous nos documents seront accessibles aux Archives et Musée de la Littérature5. Nous avons toujours archivé donc pour nous il s’agit d’une continuité. Nous n’avons pas envie de nous auto-légitimer, nous ne cherchons pas à diriger ce legs. Nous restons ambivalents quant à notre statut dans l’institution théâtrale.
Stéphane Olivier : Notre dernier spectacle, Là maintenant (créé en décembre 2023), forme un nouveau collectif et constitue une expérience qui nous échappe. Nous voulions proposer deux spectacles afin que la même équipe, rassemblée pour le premier, puisse avoir un regard sur le suivant. Cela répond au besoin spécifique du collectif : avoir un regard non seulement sur le résultat mais surtout sur le processus. Cela permet de pouvoir changer les choses dès le début. Nous perdions ainsi globalement notre pouvoir puisque nous ne décidions pas des contraintes. Cela crée de la nouveauté et, potentiellement, pourrait faire de Tranquinquennal une fiction.
1 Cet échange, mené par Nancy Delhalle, s’est déroulé à l’Université de Liège le 17 mai 2023 dans le cadre d’un séminaire doctoral interuniversitaire de l’école doctorale thématique en cinéma et arts du spectacle. La même année Transquinquennal était l’artiste invité de cette université.
2 Miguel Decleire est décédé en septembre 2023.
3 « Théâtre testamentaire. Œuvre ultime », Alternatives théâtrales, n° 37, mai 1991, p. 8.
4 Voir un développement de ce questionnement dans N. Delhalle, « Valeur de l’influence au théâtre. Quelques réflexions sur le moment contemporain », in DEMOULIN L., HUPPE J., PROVENZANO F., SAINT-AMAND D. (éd.), Sous influence. Avec Jean-Pierre Bertrand, Presses Universitaires de Liège, 2025.
5 Depuis janvier 2025, l’ensemble des archives de Transquinquennal (papier, numérique et autres) sont conservées par les Archives et Musée de la Littérature (aml-cfwb.be). Le site (https://transquinquennal.aml-cfwb.be/) a été figé dans sa dernière version, il donne accès a une description de tous les spectacle de la Compagnie, et a un grand nombre de captation de ceux-ci.