Par Marie Duret-Pujol (ARTES, Université Bordeaux Montaigne)
La question de l’utilité sociale du théâtre traverse l’histoire des spectacles. À partir de la fin du XIXe siècle se développe en France l’idée que le théâtre peut instruire et émanciper les classes populaires, une idée reprise après la Seconde Guerre mondiale et mise au premier plan pour justifier le soutien du gouvernement au théâtre public et la mission de démocratisation. Mais, dès les années 1960, un écart apparaît entre le rôle social affirmé du théâtre et les exigences artistiques des créateurs qui réclament davantage d’autonomie1. La conciliation des deux missions, sociale et artistique, est difficile pour les artistes qui, sans les moyens financiers et humains suffisants, ne parviennent pas à mener de front la démocratisation et la fabrique de l’art et qui se voient contraints de privilégier l’une au détriment de l’autre. En France, il est en effet difficile de concilier les deux missions car elles n’ont pas la même valeur au sein du champ artistique, l’art étant davantage valorisé que ce qui est souvent relayé comme « action sociale » ou « action culturelle ». Le divorce est d’ailleurs acté dès mars 1971, comme le note Marie-Ange Rauch :
Le théâtre n’est plus considéré comme l’art social par excellence, capable de réunir tous les autres arts et, comme le pensait Vilar, le boutiquier, le banquier et l’ouvrier dans ses travées. Il est rétrogradé au rang de simple composante de l’action culturelle2.
Les artistes se concentrent alors sur leur art au point que « l’excellence artistique suffira à justifier le théâtre comme pratique publique dans une démocratie »3. Le changement de cap est franc.
À ce constat s’ajoutent d’autres difficultés pour mener à bien les missions artistique et sociale. Tout d’abord, les logiques néolibérales qui mettent l’économie au premier plan, finissent par neutraliser les actions politiques, réduisant le travail des théâtres publics à des actions culturelles, qui ne donnent aucune reconnaissance artistique aux artistes, laissant ces derniers craindre de voir se réduire l’art à son rôle social. Ensuite, les politiques culturelles défendues par le Ministère de la culture ainsi que par les collectivités et les communes incitent aujourd’hui à créer du lien social grâce à la capacité de l’art à unifier plutôt qu’à former des citoyens critiques issus des classes populaires. De plus, la technocratisation de la culture, prise dans les logiques de projet, a conduit à la spécialisation et à l’apparition de nouveau métiers techniques4, qui éloignent les artistes des publics. En conséquence, tout se passe comme s’il fallait choisir entre les deux missions, entre art et action sociale… tout en affirmant poursuivre les deux pour justifier les subventions publiques acquises. Mais que se passe-t-il quand des artistes rejettent cette règle tacite du champ artistique, et refusent en acte de choisir entre ces deux utilités sociales ? Comment composer avec les tensions inhérentes à ces deux utilités ?
Il reste, en effet, des compagnies qui poursuivent l’ambition d’un théâtre qui refuse de séparer les missions sociale et artistique. C’est le cas du Théâtre des Chimères, une compagnie créée en 1980 par Jean-Marie Broucaret et Marie-Julienne Hingant à Bayonne, dont le projet se fonde sur un triple engagement : artistique, pédagogique et territorial. L’ « artistique » renvoie aux trainings, aux répétitions et aux spectacles, le « pédagogique » aux ateliers de formation et le « territorial » à la mise en place d’un « théâtre d’implantation » soit à l’inscription de la compagnie dans la vie du Pays Basque. La création de spectacles, l’animation d’ateliers, la vie d’un lieu au sein du territoire sont ainsi mises sur le même plan. Cette manière de penser est contre-intuitive en France où il est admis que l’artistique prime sur les autres activités. Elle invite à repenser les catégories utilisées (artistique, formation, action sociale) pour en forger d’autres qui permettent de dépasser les clivages : ce sont les notions de « révélation », de « transmission » et de théâtre comme « art d’exister ».
Si les artistes du Théâtre des Chimères ne se revendiquent pas du « théâtre action » qui se développe en Belgique, leurs préoccupations rejoignent cette pratique théâtrale : dire le monde d’aujourd’hui, ouvrir le théâtre à toutes et à tous, travailler en troupe. L’approche retenue dans le cadre de cet article mêle études théâtrales, histoire et sciences sociales, à l’appui de documents inédits issus des archives de la compagnie et d’entretiens d’acteurs et d’actrices. Je me concentre sur la période qui suit 1997, date à laquelle ils obtiennent un lieu, « Les Découvertes », qui leur permet de réaliser leur utopie d’un théâtre populaire et ouvert au plus grand nombre.
Pour un théâtre de la révélation
En 1997, le comédien et metteur en scène Jean-Marie Broucaret et l’administratrice des Chimères Marie-Julienne Hingant sont deux personnalités reconnues en Aquitaine car, avec Les Chimères : ils ont créé plus de vingt spectacles, ils œuvrent à la diffusion de créations avec l’organisation de trois festivals, le Festival de théâtre franco-ibérique et latino-américain5 créé en 1981, Théâtre en Mai, créé en 1985 et Faim de Travaux en 1997. La compagnie est conventionnée depuis 1985 et soutenue par le Ministère de la Culture, le Conseil Régional d’Aquitaine, le Conseil général des Pyrénées-Atlantiques ainsi que les municipalités d’Hendaye, de Bayonne et de Biarritz. Les Chimères est donc reconnu par les institutions6. Ils assurent une quinzaine d’ateliers, de cours et des stages de formation à destination des professionnels7. En Aquitaine, ils jouissent ainsi d’un capital symbolique important sur les plans artistique, d’implantation et de formation. Pour autant, au vu de la concurrence et des difficultés constantes pour conserver une position qui permette de toucher suffisamment de subventions pour travailler et au vu de la durée de versement des subventions8, le Théâtre des Chimères ne se définit pas comme une institution établie, comme peut l’être la Comédie-Française, par exemple.
Depuis la création des Chimères, Jean-Marie Broucaret et Marie-Julienne Hingant ont toujours refusé de choisir entre utilité sociale et utilité artistique. Cette position invite à interroger les fondements du métier d’artiste ainsi que les conditions dans lesquelles ce métier s’exerce. La présentation des Chimères livre des pistes de réflexion :
Le Théâtre est une aventure humaine, un art collectif qui se nourrit de la richesse de chaque individu. Notre démarche théâtrale trouve le même engagement artistique en créant un spectacle, en animant un atelier théâtre ou en accueillant une compagnie en résidence… Poser un regard sur le monde, les personnes, qui éclaire, met en lumière, révèle, interroge9.
La première partie de la citation réaffirme la mise au même niveau des différentes activités. Ensuite, la phrase « Poser un regard sur le monde, les personnes, qui éclaire, met en lumière, révèle, interroge »10 s’entend de plusieurs manières.
Tout d’abord, dans le travail au plateau, « poser un regard sur le monde, les personnes », c’est affirmer l’existence d’un point de vue sur un sujet et assumer une manière singulière de le présenter. Après avoir monté des textes reconnus (Sartre, Ionesco, Feydeau, Chédid) à la création de la compagnie, durant la période qui nous intéresse ici, soit après 1997, les artistes des Chimères créent des spectacles qui traitent du temps présent. Ainsi, Maintenant c’est lui qui a peur de moi (1999) s’appuie sur l’histoire vraie d’Iqbal Masih, un enfant esclave devenu le porte-parole du Front de Libération contre le travail forcé, et assassiné à l’âge de douze ans parce qu’il défendait la cause des enfants esclaves. Les influences de Peter Brook et du Théâtre du Soleil sont sensibles : les couleurs et les sonorités pakistanaises, le tapis, l’invention d’un langage, le passage par les conteurs rappellent des méthodes de travail et l’inspiration de ces artistes. Le spectacle prend le mouvement d’une traversée, sur un rythme alerte. Les Chimères visent un théâtre de la transmission : ils veulent transmettre l’élan vital d’Iqbal Masih et le faire passer de la scène à la salle, par le corps, par les voix et par les images. L’enjeu de l’incarnation se déplace vers celui de la transmission d’une parole et d’un point de vue sur le monde.
Ensuite, par rapport au public, les verbes « révéler » et « interroger » indiquent une utilité sociale pour les spectacles : il faut permettre aux spectatrices et aux spectateurs de se poser des questions et de découvrir des vérités dont ils/elles n’avaient pas idée, la « révélation » désignant le phénomène par lequel une réalité cachée ou ignorée se manifeste et s’impose soudainement à la conscience ou à la connaissance. Pour reprendre l’exemple de Maintenant c’est lui qui a peur de moi, l’enjeu est de donner à voir un aspect de la réalité des enfants esclaves, en mettant l’accent sur l’exemplarité et la vitalité du combat d’Iqbal Masih. Ainsi, pour représenter l’assassinat de l’enfant, alors qu’Iqbal s’envole avec son cerf-volant, un coup de feu retentit. Le cerf-volant tombe. Iqbal annonce qu’il a été abattu d’une balle de chevrotine et termine avec la phrase « une balle ne peut pas tuer un rêve ». Aussitôt après, la comédienne enlève son masque. Cette fin a la valeur d’un appel, elle marque une invitation à prendre la suite d’Iqbal pour mener à bien son combat.
Enfin, dans le cadre des ateliers de formation, « Poser un regard sur le monde, les personnes » concerne la manière de regarder les personnes qui montent sur un plateau. Jusqu’en 1992, Jean-Marie Broucaret se présente et est perçu comme un metteur en scène hyper directif, qui imagine le passage à la scène en amont des répétitions, et qui écrit quasiment chaque geste que les comédiens et les comédiennes devront ensuite reproduire en jeu. Deux faits marquent un tournant dans la manière de travailler avec les actrices et les acteurs. Tout d’abord, à partir de 1988, quand il prend en charge les cours pratiques des options théâtre du baccalauréat au lycée Gaston Fébus d’Orthez11, Jean-Marie Broucaret part du principe que, chaque proposition, qu’elle soit maladroite ou qu’elle frise le contresens, doit être considérée comme intéressante. Dès lors, le travail du directeur d’acteur et du metteur en scène consiste à partir de ce que savent et de ce que dégagent chacun des participants pour les faire aboutir à un objet théâtral. Ensuite, en 1992, alors qu’il répète Genitrix de François Mauriac, la comédienne Marie-Françoise Audollent, qui a travaillé avec Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, créant à partir d’improvisations, se trouve décontenancée face à la méthode de travail proposée. Jean-Marie Broucaret se rappelle : « d’un coup je me retrouvais, non pas contesté directement, mais dévoilé comme un metteur en scène directif. Je l’ai mal supporté »12. Cette expérience change sa manière de concevoir le travail. À partir de ce spectacle, il décide de ne plus préparer ses mises en scène à l’avance et de se baser sur ce qui se fabrique au plateau. Dès lors, le « regard posé » se déplace et passe du regard en surplomb au regard qui accompagne. La direction d’acteur s’oriente vers la révélation : il s’agit de révéler quelque chose à partir de la personne.
Suivant Jean-Marie Broucaret, cette manière de concevoir le théâtre, à la base d’un triple engagement, artistique, pédagogique et territorial, appelle une « redéfinition de l’identité du créateur »13. Il expose cette vision dans une intervention prononcée en 1997 lors de Rencontres organisées à Eysines en Gironde, qui regroupe des élus et des professionnels de la culture. Dans son sens premier, le « créateur » renvoie à « celui ou celle qui crée », qui imagine et qui invente. Or, pour Jean-Marie Broucaret, le « créateur » ne peut pas être qu’un artiste qui crée des spectacles au principe qu’il n’y a « pas de création en dehors de la dynamisation des publics ». Il expose ainsi son attachement à l’inscription des artistes au sein de l’espace social et leur mission d’aller toucher tous les publics et en particulier « tous les interdits de séjour théâtral dans les villes et surtout dans les zones rurales »14. Le créateur doit ainsi réfléchir à la diffusion des spectacles et à la manière de faire communauté avec les habitants, en organisant des festivals ou des saisons de programmation, de même que le créateur est aussi un formateur, la formation étant « un acte de transmission de la pratique théâtrale ». Il en conclut : « On n’est pas créateur que sur scène mais dans tous les actes de sa vie théâtrale ». Par cette formule, il affirme la nécessité de ne pas dissocier les actions pour porter un projet de compagnie et un projet de lieu ainsi qu’une manière d’appréhender le théâtre. Ce projet passe par la revendication d’une troupe.
Comment créer les conditions de la transmission ?
Quand Les Chimères obtiennent la gestion d’un lieu, Jean-Marie Broucaret propose à onze comédiens et comédiennes d’intégrer le projet de la compagnie. Il établit comme conditions préalables de venir vivre au Pays Basque, d’accepter de travailler quotidiennement la pratique d’acteur sous la forme de trainings, d’animer des ateliers de formation pour transmettre les recherches au plateau, de jouer dans les spectacles de la compagnie, de participer aux festivals, du côté de l’artistique (présentation d’une forme spectaculaire, d’une lecture…) ou de l’organisation (gestion des lieux, accueil des compagnies invitées, accompagnement des élèves des options théâtre, etc.)15. Il constitue ainsi une troupe, « un contre-modèle idéal d’organisation collective »16 suivant Serge Proust, pour faire face à la rationalisation du théâtre, où chaque poste de travail se spécialise. En effet, l’ouverture du régime d’intermittence du spectacle aux artistes-interprètes, qui permet une certaine indépendance vis-à-vis des employeurs, a entraîné la quasi-disparition des troupes puis la réduction du nombre de personnes permanentes dans les compagnies, amenant une « individualisation de la profession »17. Face à cette situation, le problème est réel pour les Chimères : comment mener des actions de formation et d’implantation sur un territoire de même que la création de spectacles avec une équipe réduite ?
Les acteurs et actrices sollicités ont déjà travaillé avec Les Chimères, lors de spectacles ou de stages. Ainsi, ils connaissent le mode de travail de Jean-Marie Broucaret et la manière dont il envisage le monde du théâtre. Il s’agit bien ici de reprendre le modèle de la troupe et non celui du collectif de théâtre, tel qu’il se forme à la même période en France et en Europe. En effet, le fonctionnement de collectifs comme MxM, Rimini Protokoll (2000), Les Possédés (2002) ou encore Les Chiens de Navarre (2008) repose sur la remise en cause de la hiérarchie dans le travail de création, qui vise à briser la séparation entre le metteur en scène et le comédien. La troupe des Chimères est un regroupement d’individus réunis par un cadrage idéologique, esthétique et politique ainsi que par des intérêts communs. Marie-Julienne Hingant reste l’administratrice de la compagnie et Jean-Marie Broucaret le metteur en scène attitré des créations. La hiérarchie existe donc.
Que permet la troupe ? Intégrer une troupe permet de limiter l’incertitude professionnelle. En effet, en France, s’engager dans la carrière d’interprète dramatique est, dans la majorité des cas, le synonyme d’un engagement dans l’incertitude, dans un milieu hyperconcurrentiel où le nombre d’appelés est bien supérieur au nombre d’élus18. Entre 1991 et 2011, le nombre d’artistes de spectacles a progressé de 66 %19. Sans troupes dramatiques attachées à des lieux, la quasi-totalité des comédiens subit les logiques de projets et les contrats intermittents, qui conduisent à l’alternance de périodes travaillées et de périodes chômées. Ce type de contrats requiert de la disponibilité, de l’hyperflexibilité et multiplie les risques de précarité et de périodes d’inactivité. La quasi-totalité des artistes sont ainsi des travailleurs à employeurs multiples qui sont davantage sujets à la précarité que les travailleurs à employeur unique. Le régime d’intermittence leur donne une certaine stabilité en leur permettant de recevoir une rémunération lorsqu’ils n’ont pas de contrat. Il s’agit néanmoins d’une situation très inconfortable dans laquelle une partie du travail consiste à trouver des contrats. Il devient alors difficile pour les comédiens d’avoir le temps d’engager une recherche théâtrale à long terme. Ainsi, lorsque Jean-Marie Broucaret invite plusieurs comédiens et comédiennes à rejoindre le théâtre des Chimères, il leur offre un cadre de travail rare qui leur permet de quitter temporairement l’incertitude professionnelle, car Les Chimères ne peuvent pas s’engager sur plus de deux ans. À défaut de signer un Contrat à Durée Indéterminée (C.D.I.) ou un Contrat à Durée Déterminée (C.D.D.), ils deviennent « permittents ». Ils sont donc des salariés employés sous le régime de l’intermittence même si leur présence est quasiment permanente au sein de la compagnie.
Suivant les propos de plusieurs comédiens et comédiennes qui ont intégré Les Chimères, le fait de limiter l’incertitude professionnelle passe après l’envie de répondre à l’appel de Jean-Marie Broucaret, qui est reconnu pour la qualité de sa direction d’acteur20, et après l’envie de se lancer dans un projet de compagnie singulier qui offre un luxe rare : le temps long21. En effet, avoir un lieu permet de travailler quotidiennement, de faire de la recherche au plateau sans se soucier de la nécessité de restituer une forme aboutie et présentable, et permet de créer de la cohésion dans le groupe. Les journées s’organisent ainsi en différents temps : trainings le matin, déjeuner pris ensemble avec l’équipe administrative, répétitions du spectacle en cours l’après-midi et ateliers en soirée. À ces activités s’ajoutent le travail d’organisation et la création de liens avec les élus et les habitants du territoire. Ces activités se réalisent dans un même mouvement, les unes nourrissant les autres, le travail d’entraînement étant repris dans les spectacles et dans les ateliers, les trouvailles des ateliers se retrouvant parfois dans les spectacles. Ici se vérifie en acte que les tâches et les fonctions s’entremêlent.
Ensuite, intégrer une troupe, c’est permettre une permanence, un droit que revendique Jean-Marie Broucaret, lorsqu’il énonce :
« Aujourd’hui l’impossible accès à la permanence ampute la création théâtrale et la dénature en la vidant de sa dimension collective. (…) Que l’équipe permanente soit un droit. J’aimerais beaucoup ouvrir mes droits à la permanence »22.
L’encadrement d’ateliers de pratique artistique, les rencontres en amont ou en aval des représentations, la présence régulière des artistes dans le lieu favorisent les liens avec les habitants du Pays Basque. Dès la création des Chimères, Jean-Marie Broucaret et Marie-Julienne Hingant rêvent de « créer une animation théâtrale permanente et populaire »23, embrassant ainsi le projet de décentralisation, de démocratisation et d’animation populaire initié par Jeanne Laurent et repris par Jean Vilar. Avec le lieu « Les Découvertes », le projet se réalise. De nombreuses activités se tiennent, qui font vivre le lieu. Ainsi, pour ne prendre que l’année 1998-99, véritable première année de la troupe, se déroulent des stages à destination des professionnels, des formateurs intervenants auprès de jeunes enfants, et des amateurs. Jean-Marie Broucaret anime un atelier gratuit tous les lundis à 18h30 pour découvrir le théâtre. Pour y participer, il n’est pas nécessaire de s’inscrire et le tout est sans engagement et sans assiduité obligatoire. Une école du spectateur est créée : une fois par mois, le groupe voit des spectacles puis se retrouve quelques jours après pour en discuter. Sont proposées des présentations de répétitions publiques, des sorties de résidences, des lectures, des « pochettes-surprises », des soirées théâtre mensuelles prises en charge par l’un des comédiens de la compagnie. Ces rendez-vous réguliers et variés visent à faire connaître la pratique du théâtre et rencontrent le succès, comme en atteste la fréquentation du lieu, notamment lors des soirées « pochettes-surprises ». Cette préoccupation rejoint la politique culturelle nationale, comme le note Daniel Urrutiaguer :
La permanence artistique est (…) mise en avant comme un moyen d’assurer au mieux les responsabilités territoriale et sociale de la Charte des missions du service public éditée en 199824.
Sans être une structure publique, Les Chimères épousent les missions des théâtres publics. Et même plus : intégrer et fréquenter les Chimères, c’est entrer dans le projet d’un théâtre avec l’Autre, soit un « art d’exister ».
Les Chimères et « l’art d’exister »
Depuis 1999, le Théâtre des Chimères dirige des ateliers à destination de publics éloignés du théâtre. Les artistes interviennent dans le cadre du Cycle d’Insertion Professionnelle par Alternance (CIPPA), une formation rattachée au Ministère de l’Éducation Nationale, au sein de laquelle les jeunes de 16 à 21 ans alternent entre des périodes de cours en milieu scolaire et des périodes en entreprise. Il s’agit de permettre à ces jeunes « de passer d’attitudes défaitistes, souvent de dépendance à l’égard de la famille ou de l’entourage, à des attitudes d’auto-responsabilisation, d’autonomie »25. Le théâtre vise à « déclencher chez eux une envie de se projeter, de se construire un itinéraire », selon les propos de Christine Samson, coordinatrice départementale du CIPPA. Le travail auprès du CIPPA cadre avec le projet du Théâtre des Chimères d’arrimer le théâtre à la vie, comme l’énonce Txomin Héguy :
Renouer avec la confiance, avec l’écoute de soi et des autres, la capacité à imaginer, à raconter, à parler, plus largement à s’exprimer avec sa voix et son corps, à accepter le regard de l’autre ainsi que l’opinion différente de la sienne. Le théâtre pour aider à se transformer en essayant de passer d’une attitude de refus à une présence active et constructive par rapport à soi et aux autres26.
Dans le domaine de l’« action culturelle », il est courant de se diriger vers des groupes éloignés du théâtre, vers des personnes aux capitaux économiques et culturels faibles. La pratique du théâtre est employée pour ses vertus réparatrices en termes d’estime de soi, de confiance en soi et en l’autre. Toutefois, un fait distingue la troupe des Chimères : l’enjeu du travail théâtral effectué pour ce « public éloigné » rejoint le projet plus général de transmission et d’« art d’exister ».
En février 2001, Jean-Marie Broucaret publie un petit livre rouge intitulé Un théâtre pour un art de vivre27, issu de la recherche et des expérimentations du travail de troupe du Théâtre des Chimères. Dans le préambule, il indique qu’il faut comprendre « art de vivre » au sens d’« art d’exister ». S’interrogeant sur la nécessité du théâtre aujourd’hui, il établit que le théâtre est un outil pour apprendre à vivre28. Cette manière d’envisager le métier rappelle des maîtres comme Jacques Copeau, pour qui « la pédagogie pour la scène est […] une pédagogie pour la vie »29. À l’appui du théâtre, il s’agissait pour Copeau de voir plus largement l’inscription de l’individu dans le monde social : « l’enseignement théâtral se double d’une formation morale et civique, il est éducation de l’homme complet »30. Pour Les Chimères, le théâtre comme art d’exister constitue également une ouverture : ce qu’on apprend et ce qu’on transforme de soi-même permet, dans un second temps, une disponibilité au monde. Ainsi, la formation de l’acteur accompagne la formation des êtres humains. Le travail opéré au plateau par le comédien ou la comédienne doit servir la personne : la manière de regarder l’autre, d’être attentif à ce qui nous entoure, l’apprentissage du regard, etc. doivent ensuite être réinvestis hors des planches, au principe de « changer le corps pour changer l’esprit et l’organisation sociale »31.
Ce théâtre se fonde sur « l’impermanence, l’énergie vitale, l’imprévu »32, trois notions qui existent dans le travail de l’acteur et dans la vie. Ces notions sont au cœur du travail des Chimères. L’impermanence est l’un des fondements du théâtre, art éphémère, d’où l’importance de la transmission, de l’histoire et de la mémoire léguées. Le projet du Festival franco-ibérique et latino-américain cadre avec cet enjeu qui vise à faire découvrir des cultures, des œuvres, des pratiques théâtrales peu connues voire inconnues en France33. L’énergie vitale renvoie à la pulsion de vie. Elle est au cœur des spectacles. C’est l’élan d’Iqbal Masih dans Maintenant c’est lui qui a peur de moi (1999). C’est la course effrénée des comédiens et des comédiennes du Cercle de craie caucasien de Bertolt Brecht, qui filent, semblables au personnage de Groucha qui cherche à échapper à ceux qui la poursuivent34. Enfin, l’imprévu et l’inattendu sont sensibles dans les laboratoires de recherche et dans les exercices d’improvisation qui servent les trainings ou qui construisent les spectacles. Reprenant les termes de Jean-Marie Broucaret, le théâtre permet d’accéder à la « vie essentielle »35, les participants y apprenant un « savoir-être » plutôt qu’un « savoir-faire »36. Les derniers mots de l’ouvrage ont la valeur d’un enjeu à atteindre : « Transforme-toi ». En 2003, soit vingt-trois ans après la création des Chimères, plus de 10 000 personnes ont été initiées à la pratique du théâtre par les comédiens-formateurs des Chimères. Ces mots ne sont pas des prophéties, ils sont soutenus par des actes.
« Ce n’est que du théâtre… »
Si la démarche globale des artistes du Théâtre des Chimères vise la transformation des individus et, par suite, du rapport au monde social, ils le font humblement, sans la certitude de la réussite, mais avec conviction. Citant Peter Brook, Jean-Marie Broucaret rappelle que : « ce n’est que du théâtre », tout en restant convaincu que le théâtre est une « proclamation de vitalité »37. Peu après le vaste mouvement de protestation contre la réforme des articles 8 et 10 de l’intermittence du spectacle, le n°3 des Nouvelles Chimères, le bulletin de la compagnie, est édité en octobre 2003. Il comporte des réflexions sur la place de la culture dans la société française, des interrogations sur le métier de comédien relié au régime d’intermittence, sur les modalités d’action mises en œuvre (jouer, ne pas jouer ?). L’ensemble ne relève pas d’une analyse politique qu’aurait réalisée un historien ou un sociologue, elle se base sur le vécu des comédiens et des comédiennes, qui expriment leurs peurs et leurs incertitudes face à l’avenir, la possibilité même d’exercer son métier, leur colère quand il leur est reproché d’avoir un « statut de privilégiés » en réalité précaire, et les violences symboliques quotidiennement vécues. Dans ce climat de tension et de crainte de l’impuissance, malgré les doutes, Jean-Marie Broucaret affirme la nécessité de poursuivre :
Si on te ferme la porte au nez, passe par la fenêtre. Si on mure la fenêtre, descend par la cheminée. Si on la bouche, glisse-toi par la fente des volets. S’ils la colmatent, coule-toi dans les tuyaux. S’ils ferment les robinets, emprunte les fils électriques. S’ils coupent le courant, cherche la ventilation. S’ils l’arrêtent, suis la souris. S’ils achètent un chat, deviens une puce…38.
La vitalité et l’optimisme l’emportent, elles invitent à trouver la force de continuer à vivre et à exister, par le théâtre, malgré tout.
L’auteure
Marie Duret-Pujol est Maîtresse de Conférences d’Études Théâtrales à l’Université Bordeaux Montaigne (ARTES, UR 24141). Elle s’intéresse aux relations entre comique et politique, dans une approche croisant esthétique, histoire et sciences sociales. Ses recherches actuelles portent sur la notion d’engagement. Elle co-dirige avec Eléonore Martin le cycle de recherche intitulé « Cirque contemporain et engagement » (ARTES/ UBM). Elle prépare également un ouvrage consacré au Théâtre des Chimères.
Derniers ouvrages publiés : Coluche président : Histoire de la candidature d’un con (Éd. Le bord de l’eau, 2018) ; Les scènes de l’humour, co-dirigé avec Nelly Quemener (Presses Universitaires de Bordeaux, 2020) ; Impostures et vérités en arts, co-dirigé avec Christian Malaurie (Presses Universitaires de Bordeaux, 2023). Elle est aussi dramaturge.
1 Voir Marjorie Glas, Quand l’art chasse le populaire, socio-histoire du théâtre public en France depuis 1945, Agone, Marseille, 2023, p. 21.
2 Marie-Ange Rauch, Le théâtre en France en 1968, Crise d’une histoire, histoire d’une crise, Éditions de l’Amandier, « Essais », Paris, 2008, p. 441.
3 Ibid., p. 450.
4 Serge Proust, « La communauté théâtrale. Entreprises théâtrales et idéal de la troupe », Revue française de sociologie, vol. 44, n°1, 2003.
5 Dès la création des Chimères, Marie-Julienne Hingant et Jean-Marie Broucaret organisent un festival de théâtre. Au départ, il vise à faire venir des spectacles de qualité à Bayonne, sur un territoire où la diffusion n’est pas aussi développée que dans les départements voisins. Il se spécialise du côté du théâtre franco-ibérique et latino-américain en 1985. Le festival Théâtre en mai est un festival qui présente des spectacles de théâtre amateur ainsi que des spectacles de compagnies professionnelles. Le festival Faim de travaux regroupe les spectacles créés dans le cadre des ateliers de formation des Chimères depuis 1997.
6 En 1997, ils bénéficient d’1 307 200 francs de subventions publiques soit quasiment 200 000 euros.
7 3 ateliers adultes, 7 ateliers enfants, 1 atelier pour adolescents, 1 cours de formation approfondie en deux ans, 2 ateliers d’expression artistique en collège, les options de spécialité de deux lycées.
8 Le conventionnement d’une compagnie permet un financement pendant trois années. La logique de projet entraine la formulation de demandes d’aides variées qu’il n’est pas certain d’obtenir (aide à la création, aide à l’écriture, aide à la formation, etc.).
9 Jean-Marie Broucaret, texte de présentation du Théâtre des Chimères.
10 Idem.
11 Le théâtre-expression dramatique est un nouvel enseignement artistique optionnel mis en place en 1986 par le Ministère de l’Education Nationale. Il allie des enseignements de théorie et de pratique théâtrale pris en charge par des enseignant.e.s et des artistes. Voir Claire Lemêtre, « La création et la diffusion du “bac théâtre” : une offre scolaire promue “d’en bas” », Politix, vol. 98, n° 2, 2012, p. 147-169.
12 Jean-Marie Broucaret, entretien inédit réalisé le 6/01/2022.
13 Jean-Marie Broucaret, « La création théâtrale en Aquitaine », intervention prononcée dans le cadre des Rencontres Théâtrales d’Eysines du 2 au 10 mai 1997. Les Rencontres Théâtrales d’Eysines sont organisées au Théâtre Jean Vilar, à l’initiative de Philippe Vialèles, conseiller théâtre au Conseil Régional de la Gironde. Les débats qui s’y déroulent s’inscrivent dans la continuité du mouvement des intermittents de décembre 1996, suite au rapport du Ministère de la Culture sur les arts vivants intitulé « Théâtre, la fin de l’âge d’or », où est interrogé le soutien de l’État à la culture.
14 Idem.
15 Des similitudes se retrouvent avec le mode d’organisation du Théâtre du Soleil dirigé par Ariane Mnouchkine, l’une des références artistiques des Chimères, même si pour les Chimères les missions sont plus nombreuses, ce qui est lié aux activités de formation et à l’implantation sur le territoire.
16 Proust, Serge, « La communauté théâtrale. Entreprises théâtrales et idéal de la troupe », Revue française de sociologie, vol. 44, no. 1, 2003, p. 100.
17 David Bradby, Le théâtre en France de 1968 à 2000, Honoré Champion, Paris, 2007, p. 394.
18 Suivant l’étude de Pierre-Michel Menger consacrée au métier de comédien, qui s’appuie sur une enquête réalisée entre 1986 et 1994, durant ces années, le nombre de comédiens en activité double, passant de 6000 à 12000. Voir Pierre-Michel Menger, La profession de comédien. Formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi, Ministère de la Culture et de la Communication, Département des Études et de la prospective, Paris, 1997.
19 Marie Gouyon, Frédérique Patureau, « Vingt ans d’évolution de l’emploi dans les professions culturelles. 1991-2011 », Cultures Chiffres, 2014-6, 2014, p. 3.
20 Guy Labadens, comédien des Chimères, raconte : « Quand il [Jean-Marie Broucaret] a proposé à des comédiens, “venez qu’on cherche ensemble”, tout le monde est venu », entretien inédit réalisé le 10/05/2023.
21 Guy Labadens : « Le rapport au temps a été très important : prendre le temps sur une création pour pouvoir faire des trainings, pour pouvoir parler, discuter, être imprégné là-dedans, ce rapport au temps a été très précieux. Travailler sur des choses qui ne sont pas en rapport direct avec la création. Par exemple, pour Quai Ouest en 99-2000, on a fait du kung-fu », idem.
22 Jean-Marie Broucaret, « La création théâtrale en Aquitaine », op. cit.
23 Jean-Marie Broucaret, Sud-Ouest, 4/11/1981.
24 Daniel Urrutiaguer, « Distributions et inégalités de valorisation dans le spectacle vivant », Agôn [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 13/06/2015. URL : http://journals.openedition.org/agon/3205.
25 Christine Sanson, Nouvelles Chimères n°2, mai 2003, p. 5.
26 Txomin Héguy, Nouvelles Chimères n°2, mai 2003, p. 6.
27 Jean-Marie Broucaret, Un théâtre pour un art de vivre, Théâtre des Chimères, Pau, 2001.
28 Jean-Marie Broucaret : « Apprendre la pratique théâtrale, c’est aussi apprendre à vivre », Un théâtre pour un art de vivre, Théâtre des Chimères, Pau, 2001, p. 17.
29 Jacques Copeau, Souvenirs du Vieux Colombier : la Compagnie des quinze, Nouvelles Éditions Latines, Paris, 1931, p. 13.
30 Idem.
31 Jean-Marie Broucaret, entretien inédit du 30/06/2023.
32 Jean-Marie Brocaret, Un théâtre pour un art de vivre, op. cit., p. 17.
33 Les Translatines ont permis de faire découvrir en France les travaux d’artistes aujourd’hui reconnus internationalement comme ceux de l’argentin Rodrigo Garcia, de l’espagnole Angelica Liddell, de la compagnie catalane la Fura dels Baus, de la troupe bolivienne Teatro de los Andes. Voir le documentaire : Jean-François Hautin et Nadine Perez, Venez rêver avec ce qui ne vous ressemble pas, 2024.
34 Ce spectacle en langue basque et surtitré en français est créé en 2003. Il porte pour question centrale : « est-ce qu’une terre appartient à celui qui y est né ou à celui qui la cultive ? ».
35 Ibid. p. 26.
36 Ibid. p. 28.
37 Jean-Marie Broucaret, « Édito », Nouvelles Chimères n°5, décembre 2004, p. 1.
38 Jean-Marie Broucaret, Nouvelles Chimères n°3, octobre 2003, p. 6.