Par Cyriane Genot (TURLg – ULiège)
Introduction
En septembre 2022, j’ai eu l’opportunité de proposer un projet de création collective en collaboration avec Nessim Gantois au Théâtre Universitaire Royal de Liège (TURLg) sur le thème de l’attente. Nous avons réuni une quinzaine de participants et, en décembre 2023, le spectacle Timelapse était présenté au TURLg. De la naissance du projet aux premières représentations, il s’est donc écoulé un peu plus d’une année au cours de laquelle nous avons travaillé avec le groupe sur base hebdomadaire en essayant de faire de ce spectacle une création collective dans laquelle chacun se sentirait impliqué. Malgré notre intention initiale, nous avons rapidement compris que la création en collectif nécessitait un travail important et une attention particulière. Afin de rendre compte de la manière la plus claire possible du déroulement de la création, je reviendrai d’abord sur la genèse et le contexte du projet, je passerai en revue les différentes phases de la création avant de mentionner les contraintes, ou les difficultés, que nous avons pu rencontrer.
La naissance du projet
Le TURLg offre à ceux et celles qui le souhaitent la possibilité de proposer et de mener un projet de spectacle. Lors de la soirée de rentrée annuelle, les différents projets sont présentés au public qui peut alors discuter avec les porteurs de projets et rejoindre un groupe. Les projets de spectacle ne sont pas à confondre avec les ateliers de théâtre, qui, même s’ils présentent certaines similitudes, se distinguent sur de nombreux points. Les projets, comme les ateliers, sont destinés à des amateurs et les deux, dans la plupart des cas, aboutissent à une création théâtrale. Les projets de spectacle diffèrent des ateliers de théâtre par leur finalité. La présentation finale d’un atelier est généralement considérée comme un exercice parmi les autres et sera l’occasion de présenter le travail effectué au cours de l’année, l’objectif premier des participants est de se former, d’apprendre, ou bien de s’amuser, de prendre un moment pour soi. Le projet de création a pour objectif la création d’un spectacle qui sera présenté pour une première série de 6 représentations lors de la saison qui suit le début des répétitions.
Alors que le participant à un atelier fait du théâtre pour lui, pour son plaisir, le participant à un projet de création participe aux répétitions en vue d’une création à destination du public. Le projet de création exige donc une implication plus importante de la part de ses participants. Ainsi, un atelier de théâtre est centré autour d’un acte d’expression, alors qu’un projet vise à un acte de création. Jacques Lecoq différencie les deux :
« Dans l’acte d’expression le jeu est donné à soi-même plutôt qu’au public. Je regarde toujours si l’acteur rayonne, s’il développe autour de lui un espace dans lequel les spectateurs sont présents. Beaucoup absorbent cet espace, le rabattent sur eux-mêmes et le public est alors exclu, cela devient privé. […] Dans un processus de création, l’objet créé n’appartient plus au créateur. L’objectif est de réaliser cet acte créateur : donner un fruit qui se détache de l’arbre. » (Lecoq 1997,2016, page 35)
Le choix du sujet qui a servi à présenter le projet aux participants potentiels est le résultat d’un travail effectué en amont par les deux porteurs du projet. Notre choix s’est porté sur l’attente parce que ce mot évoque une certaine inaction, un corps mou, inerte, que l’on a voulu questionner. Ainsi, il s’agissait pour nous d’essayer de dépasser l’idée de l’attente comme inaction, la mettre en mouvement et en explorer les différentes facettes (appréhension, anticipation, patience…).
De plus, nous avions souhaité laisser aux participants l’opportunité de s’exprimer. Un même mot pouvant avoir pour chacun une signification différente, et c’est cette pluralité qui nous intéressait, d’abord d’un point de vue purement intellectuel et « théorique », dans ce que cette notion de l’attente peut éveiller dans l’imaginaire de chacun et ensuite, d’un point de vue concret et physique à travers ce que cette notion peut faire au corps. Tout le monde attend quelque chose et tout le monde a déjà attendu. Le corps sur le plateau était, avant même le début des répétitions, une de nos préoccupations principales.
Chaque projet de création au TURLg doit être suivi par un des deux directeurs du théâtre. Notre projet était encadré par Brice Ramakers, qui a mis en place le laboratoire de pratique théâtrale, et devait donc faire un lien avec les deux axes de recherche de celui-ci :
« Un premier axe de recherche est lié au « vivant », plus spécifiquement au corps, celui des acteurs mais aussi celui des spectateurs, à leur (co)présence et à l’engagement corporel sur le plateau. Articulé au premier, un deuxième axe vise à pratiquer et à questionner un potentiel créatif individuel et collectif dans le but de faire émerger une position critique, analytique et politique sur soi et sur le monde. » (https://turlg.be/laboratoire/)
Afin de développer davantage nos compétences et notre compréhension de ces deux axes, nous avons participé à l’atelier de training d’acteur en parallèle du début de nos répétitions. Cet atelier proposait une approche impliquant un travail important sur le corps inspiré des recherches de Jacques Lecoq et d’Augusto Boal. Ainsi, une grande partie de la création s’est construite en un aller-retour entre cet atelier-laboratoire et les répétitions avec le groupe du projet.
Lors de l’atelier nous avons expérimenté différentes techniques ou pédagogies telles que le travail du masque proposé par Jacques Lecoq ou les techniques du Théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal, principalement le théâtre-image. Nous nous nourrissions de ce qui était proposé au cours de l’atelier, pas uniquement en notant les exercices qui nous étaient donnés et en tentant de les transposer à notre projet, mais en réfléchissant aux liens qui pouvaient exister entre les deux, en nous questionnant sur ce qui faisait écho. Par exemple, en nous penchant un peu plus sur le travail de Lecoq et notamment, en lisant Le corps poétique, nous avons redécouvert certains exercices expérimentés à l’atelier, sous le prisme du thème de notre création :
« L’Attente est le grand thème pilote qui domine les improvisations silencieuses. Le principal moteur de jeu se trouve dans les regards : regarder et être regardé. Dans la vie on attend tout le temps, partout, avec des gens que nous ne connaissons pas : au bureau de poste, chez le dentiste. Cette attente n’est jamais abstraite, elle est nourrie de différents contacts : on agit et on réagit. » (Lecoq 1997,2016, page 58)
De cette première partie de l’atelier de training d’acteur, et de la découverte du travail de Jacques Lecoq, ce que nous avons essayé de transmettre ensuite à ceux et celles qui étaient engagés dans la création de Timelapse, c’est un certain engagement du corps sur le plateau, une présence mais aussi « cette loi fondamentale du théâtre : c’est du silence que naît le verbe » (Lecoq 1997, 2026, p. 56). Ces éléments qui étaient pour nous les bases du type de projet que nous souhaitions mettre en place, sont devenus concrets pour le groupe à travers une série d’exercices en début de création.
Ensuite, la deuxième partie de l’atelier se concentrait sur la technique du théâtre-image qui tend à faire du théâtre un outil d’expression pour les opprimés, à « transmettre au peuple les moyens de la production théâtrale, autrement dit, permettre à des personnes opprimées et non-professionnelles de l’art dramatique de s’en emparer afin d’élaborer par elles-mêmes et pour elles-mêmes un théâtre qui porte leur parole et qui soit un outil de conscientisation et de lutte contre l’oppression. » (Coudray 2020). Nous avons découvert le travail de la création d’images qui représentent des situations d’oppression mais aussi, comment en discuter, les analyser… Intéressés par le potentiel de création et de réflexion de cette méthode, nous avons demandé à Brice Ramakers de venir travailler pendant une journée avec le groupe sur des exercices qui pouvaient les encourager à aller plus loin dans leurs propositions théâtrales et à réfléchir à leur position critique.
Une création collective dirigée par…
Le spectacle Timelapse a été présenté depuis le départ comme une création collective. Ce terme peut faire référence à une variété de méthodes qui vont d’une création dirigée par un metteur en scène mais lors de laquelle les comédiens ont leur mot à dire jusqu’à une création faite par un groupe sans véritable leader et où chacun est sur un pied d’égalité et peut endosser tous les rôles. Quoi qu’il en soit, en annonçant cette méthodologie, nous entendions marquer une opposition avec une méthode de création basée sur un texte choisi à l’avance par le metteur en scène et où les rôles dépendent des personnages etc. Dans son Dictionnaire du théâtre, Patrice Pavis définit la création collective comme ceci :
« Spectacle qui n’est pas signé d’une seule personne (dramaturge ou metteur en scène), mais qui a été élaboré par le groupe dans l’activité théâtrale. Le texte a souvent été fixé après les improvisations lors des répétitions, chaque participant proposant des modifications. Le travail dramaturgique suit l’évolution des séances de travail ; il n’intervient dans la conception d’ensemble que par une série d’ ʺessais et erreursʺ. » (Pavis 1996, pp. 74-75)
Dans le cas de Timelapse, cette volonté de travail collectif a été la source de certaines tensions, chacun ayant une interprétation différente de ce que signifie ce mot « collectif ». Différents éléments ont, en effet, émergé du collectif, alors que d’autres ont été apportés par les chefs de projets. Ainsi, nous avons proposé la thématique initiale et avons ensuite œuvré à la création d’une dynamique de groupe propice à la création, et ce à travers différents jeux et exercices.
Dans la première phase des répétitions, nous avions également la volonté de former les participants à une certaine forme de théâtre en consacrant un temps important au training et en leur proposant des exercices qui impliquaient énormément le corps, la gestion de l’espace et le collectif, en lien avec notre participation en tant que responsables de projet à l’atelier-laboratoire de training d’acteur. Dans cette première phase de la création, nous avons pris le temps de discuter avec le groupe de son interprétation du thème initial. Ainsi, chacun a eu l’opportunité de s’exprimer et de réfléchir à ce que veut dire attendre.
Dans une deuxième phase de la création, nous avons commencé les improvisations qui allaient nous servir de base pour construire le spectacle. Nous avons alors proposé au groupe différents sujets d’improvisations qui devaient nous permettre d’approfondir le thème du spectacle et permettre au groupe de faire des propositions, d’être pleinement actif dans la création. Ainsi certains des thèmes ayant été proposés pour préciser le sujet initial sont « Attendre quelqu’un », « Attendre une nouvelle », « Attendre la fin »…
Au fur et à mesure de nos improvisations et réflexions, la thématique initiale de l’attente s’est donc précisée en fonction des réactions et propositions du groupe. Le thème du spectacle est donc devenu d’abord « Attendre la fin », et puis rapidement « Attendre la fin du monde ». Avec cette précision du sujet ont émergé un tas de questions, non sur la fin en elle-même mais plutôt sur le temps qui nous amène à celle-ci, l’attente entre maintenant et la fin annoncée.
Comment vivre cette attente qui nous amène vers une fin inévitable ? Comment exister dans ce temps imparti, vide de sens ? Face au drame lattent, est-ce qu’on continuerait à vivre ? Qu’est-ce qu’on ferait de notre temps ? Est-ce qu’on essayerait de vivre autrement ? Ou est-ce qu’on continuerait à faire la lessive, fêter notre anniversaire, aller au travail ? Ce sont là les questions que nous avons décidé de mettre au plateau à travers une suite de tableaux collectifs représentant ce quotidien bancal, ne tenant plus qu’à un fil, et existant malgré la présence écrasante de ce compte à rebours.
Dans une troisième et dernière phase de la création du spectacle, nous, les responsables du projet, décidons d’une trame à suivre, d’un fil rouge qui fera du spectacle proposé un tout cohérent. C’est généralement lors de cette phase que peuvent naître certaines tensions. Certains participants estimant que leur voix n’a pas été assez entendue, des frustrations peuvent émerger concernant les choix posés par les responsables du projet. En effet, dans cette phase de la création de Timelapse, l’aspect collectif de la création disparaît en grande partie. Les scènes choisies par les responsables de projet sont répétées et fixées afin de donner sa forme définitive au spectacle. Voici comment Patrice Pavis décrit cette phase du travail :
« A un moment, dans le travail de l’équipe, le besoin d’une coordination des éléments improvisés se fait sentir : c’est alors que le travail du dramaturge et du metteur en scène devient nécessaire. Cette globalisation et centralisation n’oblige pas nécessairement à choisir nominalement une personne pour assumer les fonctions de metteur en scène, mais elle encourage l’équipe à regrouper stylistiquement et narrativement ses ébauches, à tendre à une mise en scène ʺcollectiveʺ (si l’expression n’est pas contradictoire). » (Pavis 1996, pp. 74-75)
C’est ainsi que nous avons choisi d’utiliser cette méthode de la création collective même si, il est vrai, cela peut faire émerger quelques questionnements, les responsables de projets étant ceux qui se font réellement moteurs de la création. Dans le cas de Timelapse, nous avons choisi un thème de départ, organisé les répétitions et proposé des exercices en fonction du type de théâtre que nous affectionnions, ou que nous avions envie d’expérimenter, nous avons proposé des thèmes d’improvisations afin de faire avancer la réflexion puis choisi parmi les propositions celles qui nous intéressaient le plus ou qui faisaient écho à notre vision. Mais au milieu de tout ça, quelle place pour le participant ? Ou en tout cas pour ses propositions ? Est-ce que cette création collective est « impure » ou fausse ? Est-ce qu’on peut affirmer que le groupe est réellement auteur du projet ? Ce sont là des questions qui ont émergé dans le groupe vers la fin de la création, certains participants ne se reconnaissant pas comme véritable auteur du spectacle ou en tout cas, ne sentant pas de relation d’appartenance entre ce qu’ils avaient pu proposer et le spectacle qui était montré au public.
Pourtant, ce sont bien les participants au projet qui sont à la base de tout ce qui est montré au public car tout ce qui est joué est né des improvisations et des scènes qu’ils ont été amenés à créer lors des répétitions. « C’est d’abord par elle [l’improvisation] que l’acteur cesse d’être un simple interprète. Qu’elle soit utilisée comme moyen ou envisagée comme fin, l’improvisation non-verbale et verbale à partir d’un canevas, d’un texte, d’une idée ou d’un fait d’actualité, constitue pour l’acteur une part assurée de création et un mode d’intervention important dans l’élaboration du spectacle. » (Hérbert 1977, pp. 38-46).
C’est à partir de ces improvisations que chacun a l’opportunité de s’exprimer sur les sujets proposés mais également, peut-être de manière moins directe, sur la forme que prendra le spectacle. Cette méthode leur garantit, dans un premier temps, une liberté totale sur le plateau. Toutes les idées méritent d’être essayées, peu importe à quel point elles s’éloignent de la vision du ou des metteurs en scène. C’est donc sur le plateau qu’émerge cette création en collectif plus que dans les échanges verbaux, dans l’écriture de texte ou dans la mise en place finale. « Un comédien qui improvise est un auteur au sens le plus large du terme (…). Les comédiens sont plus auteurs avec leur sensibilité et avec leur corps qu’ils ne le seraient avec un papier blanc. » (Mnouchkine 1975, page 16)
Lors de la création de Timelapse, voici comment se déroulait plus précisément le travail d’improvisation : les responsables du projet créent des groupes, leur annonce le thème sur lequel ils vont travailler et le temps qui leur est donné pour faire une première proposition. Ils laissent ensuite les groupes travailler de manière autonome. En fonctionnant de cette manière, les improvisations qui seront ensuite retravaillées ensemble sont entièrement le fruit des réflexions et des propositions du groupe. Cependant, cette façon de faire a des faiblesses et exige des participants d’être capables de travailler ensemble, d’écouter les propositions de chacun, de parfois abandonner une partie de leur vision. Comme le dit Pavis : « La dynamique du groupe et la capacité de chacun de dépasser sa vision partielle seront déterminantes pour la réussite de l’entreprise collective. » (Pavis 1996, pp. 74-75) Mais, une fois encore, comment être certains que chacun a eu l’occasion d’exprimer sa vision, ses idées ? Nous ne pouvons échapper à la réalité du travail de groupe. Il arrive donc que certaines personnes prennent les devants, décident d’imposer leurs idées au reste du groupe ou bien dirigent les discussions et décident d’un compromis.
Dans ce type de travail, le rôle du metteur en scène ou du responsable de projet est de mettre en lien les différentes propositions, d’y apporter une cohérence, d’en faire un tout. Le metteur en scène décide des scènes qui seront retenues et fait le lien entre celles-ci. Décider de ce qui fera partie du spectacle et dans quel ordre s’apparente parfois plus à la résolution d’un puzzle qu’à un travail de création.
Les contraintes et les difficultés
Ce travail de création en collectif exige de pouvoir travailler avec un groupe complet le plus souvent possible. Malheureusement, dans un groupe comme celui de Timelapse qui a été constitué autour d’un projet de création amateur au sein du théâtre universitaire et qui comptait pour démarrer 15 bénévoles qui y participent gratuitement, les absences sont fréquentes. Ces absences et ce groupe qui n’est que rarement le même de semaine en semaine, constituent un des challenges les plus importants à la création collective. Pour les chefs de projets, il était donc question de trouver un juste équilibre dans le travail. Continuer à expérimenter le collectif, garder une posture de responsable de projet qui ne signifie pas forcément faire figure d’autorité, tout en mettant des choses en place qui permettront au projet d’avancer. A l’approche du spectacle, il a été établi que toute personne absente lors du travail d’une scène se verrait remplacer dans celle-ci par un membre présent.
Le projet de création n’étant ni un atelier de théâtre à proprement dit, ni une création professionnelle, il requiert un engagement tout particulier de la part des participants. Engagement et investissement que tous ne comprennent pas et qui génèrent pour certains des résistances. En effet, lors de la création de Timelapse certaines difficultés liées à cette nécessité d’investissement se sont fait sentir. Quand arrive la fin de la période de création, le groupe devient de plus en plus nerveux alors que l’investissement nécessaire est de plus en plus important.
Ce travail étant mené par et pour des amateurs, il n’y a aucun contrat qui nous lie, aucune obligation qui aurait été formulée ou officialisée et qui obligerait les participants à respecter leur engagement de suivre le projet jusqu’au bout. C’est donc autre chose qui les pousse à s’investir, à être présents aux répétitions, à travailler pendant de longues heures. Cette chose est différente pour chacun : pour certains c’est l’amour du théâtre, la passion, pour d’autres c’est le travail en groupe, parfois la pression des autres et parfois le besoin de mener à bien un projet, d’aller au bout des choses. Quelle que soit cette motivation, leur engagement dans le projet réside dans quelque chose de très personnel. Chacun doit faire preuve d’envie et d’autodiscipline. Les responsables du projet essayent de s’assurer que la motivation de chacun reste intacte jusqu’au bout mais est-ce vraiment quelque chose que nous pouvons contrôler ?
Une autre contrainte, ou en tout cas un autre lieu de tension, réside dans le fait que le projet n’avait pas un mais deux responsables. Il était donc question pour nous de trouver un terrain d’entente, d’être capables de mettre de côté nos différentes visions afin de permettre au spectacle proposé d’être un tout cohérent et non seulement la somme des visions de chacun des responsables de projet. Afin que tout se passe pour le mieux, il a d’abord été décidé qu’un seul d’entre nous aurait le dernier mot sur la création. Ensuite, nous avons essayé de nous répartir précisément les tâches en décidant que l’un de nous serait responsable de la création visuelle du spectacle, donc de la scénographie, du décor et des costumes, et l’autre serait responsable du jeu des comédiens et de la mise en place des scènes. Finalement, cette répartition n’a pas du tout fonctionné et a plutôt été un vecteur de différents supplémentaires. Pour finir, ce qui nous a permis de mener à bien le projet ensemble et paisiblement, c’est l’organisation de réunions hebdomadaires au cours desquelles nous décidions ensemble de la marche à suivre, nous discutions de l’avancée du projet, etc.
Pour conclure…
Le déroulement de la création de Timelapse nous amène à penser la place du compromis dans le cadre d’une création en collectif. Par compromis, comprenons le fait d’abandonner une partie de ce qu’on a à proposer, une partie de nous, de notre individualité et parfois de ce à quoi nous tenons afin de permettre au projet d’avancer. Selon Bernard Fusulier, le compromis est :
« le résultat d’un échange entre des parties (acteur individuel ou collectif) ayant des intérêts ou des valeurs partiellement opposés/partiellement convergents qui, à travers des concessions réciproques, sont parvenues à un accord sur les termes et le terme de l’échange. En ce sens, le compromis exprime à la fois une forme d’échange social à base conflictuelle et une issue pacifique qui ne relève pas d’une imposition unilatérale par la force d’un protagoniste sur l’autre, mais d’une transaction ou négociation ayant un caractère donnant-donnant. » (Fusulier, 2013)
Lors de la création de Timelapse, les compromis étaient partout : entre les différentes idées et propositions des deux responsables du projet, entre les idées des responsables du projets et celles des participants, entre les différents participants lors de la mise en place des improvisations, entre ce qu’imaginent le/les metteurs en scène et la réalité matérielle des choses que ce soit au niveau des capacités des participants et de leurs corps, ou au niveau des possibilités de la salle dans laquelle le spectacle est monté et joué. Cette omniprésence et cette nécessité du compromis font que le spectacle proposé ne correspond à ce qu’aucun membre du groupe n’avait imaginé. Le résultat du travail ne vient donc pas de l’imaginaire d’une personne mais bien de la somme de tous ces compromis qui ont été faits entre les différents acteurs, les différentes dimensions de la création. C’est en cela que la création est collective. Cet usage du concept du compromis ouvre ici des perspectives intéressantes sur l’analyse de la création théâtrale en amateur.
« Comme concept descriptif, il est aussi une invitation analytique en définissant un objet d’étude : on analyse par exemple le contexte, la situation, les acteurs en présence, le processus de production du compromis et les promesses engagées, son appropriation ensuite (ce qu’on fait du compromis) et ses effets. Empiriquement, on peut suivre un processus d’échange entre acteurs dont on repère les intérêts, les principes ou les valeurs partiellement opposés et ceux qui sont communément partagés, pour comprendre comment et en quoi ils parviennent à un accord, éventuellement formalisé, qui définit le compromis entre les parties. » (Fusulier, 2013).
Le spectacle Timelapse est le fruit du travail de 12 participants/comédiens, 2 responsables de projets/ metteurs en scène, 2 régisseurs et 1 regard extérieur. Ce qui est montré sur le plateau résulte de la capacité de ces 17 personnes à faire des compromis, à écouter les propositions de chacun, à trouver comment avancer ensemble et comment adapter nos idées et nos imaginaires à la réalité matérielle des choses.
Bibliographie
BOAL, Augusto. (1978) 2004. Jeux pour acteurs et non-acteurs. Paris : La Découverte.
COUDRAY, Sophie, « Les contradictions du Théâtre de l’opprimé : la triangulation impossible entre théâtres amateur, professionnel et militant », Nouvelle revue d’esthétique, 2020/1 (n° 25), p. 23-32. DOI : 10.3917/nre.025.0023. URL : https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2020-1-page-23.htm
FUSULIER, Bernard. « Le compromis : du concept descriptif au concept interprétatif. Une mise en chantier ». Négociations, 2013/2 n° 20, 2013. p.19-29. DOI : 10.3917/neg.020.0019, URL : https://shs.cairn.info/revue-negociations-2013-2-page-19?lang=fr
HEBERT, Lorraine. (1977). « Pour une définition de la création collective », Jeu, (6), pp. 38–46.
LECOQ Jacques. (1997), 2016, Le corps poétique. Un enseignement de la création théâtrale. Paris : Actes Sud.
MNOUCHKINE, Ariane. Propos recueillis par Denis Bablet, « Rencontres avec le Théâtre Soleil ». dans Travail théâtral. La Cité, no XVIII / XIX, hiver / printemps 1975, p. 16.
PAVIS Patrick, (1980) 2019. Dictionnaire du théâtre. Paris : Armand Colin.
L’auteure
Cyriane Genot est titulaire d’un master en arts du spectacle (à finalité spécialisée en cinéma et arts de la scène ainsi qu’à finalité didactique) de l’Université de Liège. Depuis 2021, elle prend en charge divers groupes d’étudiants amateurs pour mener des créations collectives. En 2023, elle est engagée à l’animation, la mise en scène et l’encadrement artistique au TURLg (Théâtre universitaire royal de Liège).