Par Hamadou Mande (Université Joseph Ki-Zerbo)

Introduction

Le théâtre d’art social au Burkina Faso est une forme d’expression artistique fondée sur la volonté de rechercher une pratique scénique adaptée aux réalités socio- culturelles et répondant aux besoins des populations locales. Il s’inspire à la fois des contes, légendes, mythes et pratiques de la vie quotidienne pour produire des spectacles qui questionnent et interpellent à la fois l’individu et la collectivité. Ce sont des spectacles conçus pour plaire, distraire, instruire et construire à la fois.

Le théâtre d’art social au Burkina Faso découle de l’expérience du théâtre-débat, forme de spectacle d’intervention sociale pratiquée pendant plus de trois décennies par Jean-Pierre Guingané. Il vise à contribuer par l’information, la sensibilisation et la mobilisation des communautés, à une meilleure prise de conscience des enjeux de développement socio-économique. Le théâtre est utilisé ici, dans une démarche nourrie d’une volonté de renouvellement esthétique, pour atteindre des objectifs de transformation sociale.

Émergence du théâtre d’art social au Burkina Faso

En matière de théâtre en Afrique, la décennie 1980-1990 a été marquée par l’éclosion de nouvelles formes dramaturgiques inspirées des pratiques endogènes africaines du théâtre de l’opprimé développé par Augusto Boal en Amérique latine. Connu sous les termes génériques de « théâtre d’intervention sociale » ou de « théâtre pour le développement », ce théâtre se décline en théâtre forum, en théâtre utile ou en théâtre-débats. Il s’agit de formes dramatiques conçues pour répondre à des urgences sociales, politiques, culturelles et économiques. Face à des préoccupations de santé, d’hygiène, d’éducation, de préservation de l’environnement, de promotion de la paix, de protection des droits humains, il est apparu nécessaire aux hommes de théâtre de proposer des formes adaptées comme réponses à ces situations. Le résultat est une esthétique artistique qui pourrait être rapprochée du tréteau nu de Jacques Copeau, de l’espace vide de Peter Brook ou encore de l’esthétique des arts de la scène traditionnelle africaine : une mise en scène en kit (facile à déplacer d’un lieu à un autre) qui permet le déploiement du spectacle en tout temps, en tout lieu et en toute circonstance.

En somme, il s’agit d’une pratique théâtrale caractérisée par un message visant un changement de comportement, des spectacles accessibles aux publics, une esthétique inspirée des ressources culturelles locales et une scénographie adaptée au besoin de mobilité des spectacles qui vont à la rencontre de leurs publics dans différents espaces de vie.

Le théâtre-débats, conceptualisé et mis en œuvre par Jean-Pierre Guingané1 au cours de la décennie 1980-1990 au Burkina Faso, est une de ces formes de théâtre d’intervention sociale. Il a été conçu à partir des techniques de jeu du griot2 et du conteur, de l’expérience du théâtre rural développé par les paysans autour des années 1975 et du théâtre de l’opprimé.

D’une manière générale, les spectacles de théâtre d’intervention sociale sont conçus sur le mode satirique et humoristique et intègrent les pratiques traditionnelles telles que les relations à plaisanterie3, présentes dans la plupart des communautés africaines. Ce sont des ressources importantes dont se sert le théâtre d’intervention sociale pour toucher son public. Pour rappel, l’objectif ultime de ce théâtre est de contribuer à un développement socio-économique et culturel, par la mise en œuvre d’actions inclusives. C’est ce théâtre d’intervention sociale, et particulièrement le théâtre-débats, qui a servi de socle à l’émergence du théâtre d’art social au Burkina Faso.

Des concepts aux caractéristiques du théâtre d’art social

Si la proximité entre les termes « art « et « théâtre » a été toujours acceptée comme une évidence, la combinaison des deux qui forme « théâtre d’art » donne lieu à des lectures différentes et parfois contradictoires. Il en est de même des combinaisons « théâtre social » et « théâtre d’art social ». Il est donc important de procéder à une clarification de ces concepts à la lumière de leur histoire et de leurs différents usages. Selon Jean-François Dusigne (1997, 17) :

L’appellation «théâtre d’art» est une création récente qu’il est possible de dater puisqu’elle fut utilisée pour la première fois à Paris en 1890 par Paul Fort qui avait choisi ce titre pour dénommer le théâtre qu’il entendait fonder.

La notion de « théâtre d’art » a donc parcouru le XXe siècle avec des approches esthétiques, des pensées théâtrales et des styles de jeu variés. Ce concept est d’abord apparu en réaction contre le théâtre commercial et idéologique. Si, à ses débuts, la notion a semblé faire allusion à un théâtre exclusivement tourné vers l’artistique, c’est-à-dire vers l’art pour l’art, les différentes significations qui lui ont été prêtées ont montré qu’il pouvait aussi faire référence au théâtre populaire et au théâtre public. En effet, les promoteurs du théâtre d’art se sont engagés à promouvoir un théâtre de qualité caractérisé par une maîtrise technique. Si, en France, Paul Fort est le premier à manifester le besoin de faire un « théâtre d’art », en Russie, ce sont les metteurs en scène Constantin Stanislavski et Nemirovitch-Dantchenko, fondateurs du « théâtre d’art » de Moscou. Dans la plupart des cas, derrière la notion de théâtre d’art se trouve une volonté affichée de renouvellement de la pratique théâtrale. Pour certains, le théâtre d’art est tout simplement celui de l’avant-garde. C’est une notion qui n’a pas une signification unique comme le précise Charles Dullin cité par M-C. LESAGE (1998, 73) :

Si j’ai fondé le théâtre d’art, c’est que je ne pouvais pas trouver de satisfaction réelle en faisant autre chose. J’avoue d’ailleurs n’avoir jamais bien compris ce que signifiait ce mot théâtre d’art. Les «gens de théâtre»  n’avouent-ils pas là, ingénument, qu’ils n’ont jamais considéré le théâtre comme un art.

La réaction de Georgio Strehler pour qui le théâtre public doit être d’art, répond à la question de Dullin et marque une conciliation entre théâtre populaire et théâtre élitaire. Le concept « d’art social » va émerger et prendre le relais du théâtre d’art pour affirmer de façon nette son opposition à l’art pour l’art. Pour X. DURAND (1975, 13) :

Cette expression, que l’on peut essayer de définir comme l’art idéal de la société future, se manifestant comme un art de combat dans la société   présente, s’est trouvée portée par un certain nombre de groupes et de revues littéraires de « jeunes ». L’art social doit être analysé à deux niveaux : comme art de la société idéale, il s’oppose à toute esthétique    d’art utilitaire et industriel ; comme art de lutte et de critique dans la société présente, il se sépare de l’esthétique de l’art pour l’art.

L’art social est éminemment politique, car il se positionne comme étant l’antithèse de l’art pour l’art et se manifeste comme l’expression des revendications sociales et politiques. Comme le rappellent opportunément N. MCWILLIAMS, C. MENEUX et  J. RAMOS (2014, 3) :

L’art social est une notion labile, protéiforme et clivante qui a servi de porte-drapeau à des réseaux singulièrement différenciés sur les plans socioculturel et politique, et a répondu à des fonctions tout aussi diversifiées. L’appellation renvoie à des débats, des enjeux et des pratiques qui n’ont cessé d’évoluer et d’être reformulés en fonction des différentes acceptions de l’art et du social, et de la façon de concevoir leur interdépendance […]

Dans notre approche de la question, l’art social est une pratique visant à prendre en charge, par l’utilisation de moyens artistiques, les problématiques de développement dans une démarche participative. Découlant de ce concept d’art social, le théâtre d’art social se caractérise essentiellement par sa vocation d’être un art au service des communautés.

Le spectacle de théâtre d’art social est participatif et cela est reflété dans ses contenus, dans sa forme et les attentes de son public cible. Sa réalisation comporte deux phases qui sont la représentation scénique et le débat mené avec le public à la suite de la prestation des comédiens. Le texte dramatique ne doit être ni propagandiste ni injonctif, mais pédagogique. Il est absolument indispensable qu’il soit bien imprégné des réalités socioculturelles locales.

Quant à la mise en scène, elle est conçue pour susciter des interrogations et favoriser le débat. Elle se caractérise par une précision des intentions, une cohérence d’ensemble et une flexibilité qui assurent la fluidité des messages et la participation du public. Cela fait du spectacle de théâtre d’art social une expression artistique, ludique, interactive et pédagogique. Le jeu d’acteur, la scénographie, le son et la lumière s’inscrivent dans le principe d’une mise en scène fonctionnelle et dynamique.

Le spectacle de théâtre d’art social est porté par des artistes (comédiens, danseurs et musiciens) issus du milieu social dans lequel l’action se déroule. Par ailleurs, la communauté, à travers ses représentants, est pleinement impliquée tout au long du processus de création et de diffusion. C’est une des raisons pour lesquelles le spectacle de théâtre d’art social accorde une importance primordiale aux langues nationales. En effet, la qualité du traitement des langues et particulièrement des langues nationales est une exigence fondamentale de ce théâtre qui les considère à la fois comme des outils de communication et des moyens de valorisation des patrimoines et des identités culturelles nationales. L’expérience montre qu’en travaillant avec des artistes dans leurs langues véhiculaires, la communication avec le public est bien assurée et les messages sont mieux reçus. C’est pour cette raison que le processus créatif accorde une importance particulière à la participation des acteurs locaux.

Création et diffusion de spectacles de théâtre d’art social

Il faut, avant tout, définir clairement ou identifier la thématique d’intervention qui pourrait porter sur toute problématique pertinente au sein de la société. Ensuite, suivent les différentes actions et étapes qui concourent à la réalisation du spectacle. Une fois le sujet validé, l’étape suivante est la réalisation d’un diagnostic socioculturel du milieu dans lequel la création sera faite. Ce diagnostic sera le plus élargi possible afin de permettre une très bonne connaissance des forces et des faiblesses du milieu. Il aboutit à la réalisation d’un état des lieux complet du cadre socioculturel. Ainsi, les ressources et potentialités locales, les facteurs favorables ou défavorables aux actions de développement, notamment ceux en rapport avec les préjugés, les pratiques et habitudes spécifiques des communautés sont identifiées et analysées. Ces premières analyses visent à rassembler des matériaux permettant d’affiner la connaissance des réalités sociales et des besoins prioritaires des populations auxquelles le spectacle est destiné. Elles permettent d’identifier clairement les obstacles à lever pour atteindre les objectifs. Ceux-ci peuvent être liés à la résolution de problème de santé, d’éducation, d’environnement ou de cohésion sociale.

Vient ensuite la phase organisationnelle qui consiste à mobiliser les ressources humaines, matérielles et financières nécessaires à la réalisation du projet de création artistique. Il s’agit de faire une évaluation des besoins en déterminant les profils et le nombre de personnes à impliquer dans l’équipe de création. Cette évaluation quantitative et qualitative des ressources humaines doit être suivie d’un travail de formation ou de mise à niveau qui permettra aux ressources mobilisées d’avoir une claire conscience des enjeux de l’action artistique envisagée. Le travail créatif étant ici d’essence participative, la compréhension et l’engagement des acteurs sont des données fondamentales.

Après cela, l’estimation des besoins techniques et logistiques permettra de planifier la mise en œuvre de l’action qui comprend l’écriture du texte, la mise en scène et la diffusion du spectacle. Le spectacle étant suivi de débats, il est important de limiter le temps de la représentation pour donner la possibilité d’avoir un échange approfondi avec le public. Le temps moyen est de cinquante minutes, mais en fonction des situations, le spectacle peut durer plus d’une heure ou à l’opposé être une courte forme de moins de trente minutes.

La création du spectacle passe par la production d’un texte dramatique. Ce texte   doit contenir des éléments d’intention et d’orientation de la mise en scène théâtrale. Pour ce faire, les activités suivantes s’avèrent indispensables afin de favoriser la participation de toutes les parties prenantes à la réalisation de l’action :

  • Procéder à une présélection des artistes (comédiens, musiciens, meneurs de jeu, techniciens, ) ;
  • Réaliser une immersion dans la communauté afin d’y faire un diagnostic socioculturel ;
  • Produire une ébauche de texte dramatique qui sera amélioré au cours d’un atelier dramaturgique.

L’atelier dramaturgique permet au dramaturge, à partir de situations de jeu qui seront proposées aux comédiens, d’approfondir son analyse du sujet, du thème et des questions afin d’améliorer son texte. Il est également mis à profit pour renforcer les capacités artistiques et thématiques des artistes qui seront dans la distribution du spectacle. Au sujet de cet atelier, la dramaturge S. H. KAM4 (2012, 4), associée à la réalisation du premier spectacle de théâtre d’art social intitulé Pour le retour de Ounhma, écrit dans son rapport de mise en œuvre que :

Le principe est que toutes les improvisations suivent les consignes données par le directeur artistique, selon le canevas établi tout en laissant la  liberté aux comédiens, les exhortant même à utiliser les ressources de la langue jula, de leurs cultures et des pratiques en cours dans leur univers géographique et socioculturel, en rapport avec la situation en question.

En tant que dramaturge, j’enregistrais au fur et à mesure, prenant souvent des notes, échangeant avec les comédiens pour mieux comprendre la portée de telle expression, chant, proverbe, ou le rôle de telle famille comme celle des forgerons, des griots, des femmes initiées, et celle de la chefferie traditionnelle, en rapport avec l’eau. Ces données viendront nourrir l’écriture du texte.

À l’issue de l’atelier dramaturgique, un texte enrichi de la contribution des comédiens est soumis à l’appréciation des parties prenantes à l’action (responsables d’associations de développement local, acteurs du projet, représentants des populations bénéficiaires, responsables de troupes, directeurs artistiques, etc.) pour amendement avant sa finalisation.

Le travail de mise en scène qui s’inscrit dans l’esprit du spectacle participatif commence par une confirmation de l’équipe de création du spectacle. Ensuite suivent les résidences de recherche et de création dont les principales étapes comprennent l’organisation d’une session de travail de recherche et de répétitions de trois à quatre semaines hors de la zone de résidence habituelle des artistes. Cette session est suivie de la tenue d’une autre de deux à trois semaines pour poursuivre la création dans le milieu où le spectacle sera diffusé. Ces deux premières phases du travail de création sont complétées par une formation des meneurs de jeu qui sont les animateurs des débats qui se mènent avec le public à la fin de la représentation scénique. La dernière étape du processus est la présentation d’une version provisoire du spectacle au public dans l’objectif de recueillir les observations utiles à la finalisation de l’œuvre scénique.

Le principe général est de garantir l’accès du spectacle aux populations auxquelles il est prioritairement destiné. Cela nécessite donc que les représentations soient données dans des lieux qui leur sont accessibles. L’atteinte de cet objectif exige une planification concertée de la diffusion avec les populations, une bonne communication pour informer et mobiliser les publics, une logistique adaptée et un travail préparatoire dans les lieux de diffusion qui sont généralement des espaces ouverts (cour d’école, place du marché, terrain de sport, etc.).

Analyse dramaturgique d’une pièce de théâtre d’art social

L’analyse dramaturgique de la pièce théâtrale Pour le retour de Ounhma permet de saisir les différents éléments pris en compte dans la création du spectacle d’art social et aide à apprécier leur conformité avec les caractéristiques du théâtre d’art social.

Pour le retour de Ounhma est une pièce de théâtre écrite sur commande par la dramaturge Sophie Heidi Kam afin de contribuer à inspirer les communautés locales sur la problématique de la gestion de la ressource eau. Elle est centrée sur une crise écologique et spirituelle dans un village africain. L’eau, source de vie et de prospérité, a disparu en raison d’un manquement d’un membre de la communauté envers les esprits. Pour sauver son fils, Kounandi, malade, Kièdjan, se trouve obligé d’accomplir un voyage dans les profondeurs de la brousse, sur recommandation  du féticheur. Ça se fera avec beaucoup de difficultés tant les obstacles qu’il croisera sur son chemin sont nombreux. Pendant ce temps, le village subit une sécheresse dévastatrice.

La pièce explore la fragilité des liens entre nature, spiritualité et communauté, tout en mettant en lumière les conséquences de la négligence humaine face aux traditions et à l’écologie. La pièce est organisée en trois actes de plusieurs scènes chacun et présente une progression dramatique classique (exposition, crise et dénouement). Elle réunit une galerie de personnages principaux et secondaires parmi lesquels le chef de village, le griot, le féticheur, Kiedjan et Sinali en interaction, et reflète une organisation sociale communautaire traditionnelle. À côté de ces personnages humains et dans des univers parallèles à celui des hommes, existent et agissent les êtres surnaturels (génies, ancêtres) et les éléments de la nature (fleuve, pluie, végétation, etc.) traduisant un rapport particulier entre trois univers qui cohabitent. La spiritualité, le rapport à la nature et la vie communautaire constituent les éléments d’une harmonie sociale. C’est dans cette logique que la pièce explore les conséquences des promesses non tenues envers la nature et les esprits. Le respect des engagements pris est un impératif et le non-respect prend l’allure d’une rupture de contrat entre les hommes et leur environnement naturel et surnaturel. C’est la raison de la survenue de crises multiformes au sein de la communauté, parmi lesquelles la disparition de l’eau.

La pièce théâtrale Pour le retour de Ounhma est imprégnée des ressources culturelles traditionnelles telles que les arts de l’oralité (l’omniprésence du griot) qui rappellent la nécessité de la protection des traditions comme véhicule de la mémoire collective et d’enseignement. La spiritualité (la présence des génies, des rituels, et du féticheur) illustre la cosmogonie et les croyances africaines, où le visible et l’invisible s’entrelacent. La crise écologique, manifestée par la sécheresse et la disparition de l’eau, incarne une menace existentielle pour l’espèce humaine. Elle traduit une inquiétude contemporaine au regard de la crise de la ressource en eau que connaissent plusieurs sociétés de nos jours. Cette crise est une des principales causes de conflits dans certaines communautés locales.

Le texte indexe la responsabilité collective envers les ressources naturelles et spirituelles. La promesse non tenue par Naminata (le bœuf noir offert aux génies) symbolise la négligence humaine face aux engagements sociaux et environnementaux. Comme le rappelle le Féticheur à Kiedjan :

Ta femme a promis que si elle gagne un enfant, elle ira offrir un bœuf noir au fleuve! L’enfant est arrivé, le bœuf n’a pas été offert. C’est ça qui est sur lui !(Féticheur, Acte 2, Scène 1)

L’impact de cette négligence est collectif : l’eau disparaît, et toute la communauté en souffre. Bien que cette négligence soit attribuée à une femme, le texte n’incrimine pas les femmes dans leur genre. C’est pourquoi il met en avant la centralité de la femme dans la gestion des ressources à travers Natogoma et Moussoguè qui sont présentées comme étant les gardiennes des traditions et des ressources tel que le montre ce propos :

Nos mères nous ont légué le respect de l’eau, afin qu’en retour, elle nous offre ses bienfaits ! Elle a une âme, elle vit, elle respire et a un toit comme nous ! C’est pourquoi elle peut souffrir autant que nous ! (Natogoma, Acte 1, Scène 3).

Le texte s’organise autour de plusieurs espaces physiques (village, fleuve, forêt , puits) et symboliques (monde des esprits) qui jouent un rôle central dans la narration et la signification de l’œuvre.

Le temps joue également un rôle fondamental dans la structure narrative et les perceptions des personnages. Il est à la fois linéaire (progression chronologique en trois actes) et cyclique, mêlant le temps humain et celui des forces spirituelles. L’action commence dans un village où la quiétude et la fête règnent, puis survient une sécheresse qui impose une recherche de solution à l’ensemble de la communauté. La pièce est également imprégnée d’un temps cyclique, lié aux cycles naturels (saisons, pluie, sécheresse) et spirituels (offrandes, rituels).

La pièce Pour le retour de Ounhma est à la fois un miroir et une critique de la société africaine contemporaine. Elle rappelle l’importance de préserver les traditions, tout en les confrontant aux réalités modernes, notamment les crises écologiques et sociales. La dimension symbolique du fleuve en tant que source de vie et de spiritualité fait de ce texte une œuvre engagée, à la croisée de la tradition et des défis actuels.

Les Débats

Ce sont des moments d’échanges participatifs au cours desquels chacun est encouragé à s’informer, à donner son avis sur un sujet susceptible d’avoir des impacts sociaux, économiques et environnementaux importants. Dans les débats que le public aura avec lui-même, le caractère éducatif est valorisé sous la responsabilité des meneurs de jeu, soutenu par les artistes et le directeur artistique. Une bonne préparation de cette partie de l’action passe par la formation des meneurs de jeu.

Un meneur de jeu ou « maître de jeu » est une personne à qui il revient d’organiser, de guider, d’orienter, de définir ou de préciser les règles du jeu dans une partie. Il a également la charge d’organiser la partie et de veiller à faire respecter les règles adoptées. Dans un spectacle de théâtre d’art social, il est outillé pour jouer le rôle de conducteur de débats. Pour cela, il doit être capable de s’approprier le spectacle avant la phase de diffusion. L’animation des débats peut se faire individuellement ou en équipe en privilégiant les langues nationales parlées dans le milieu où la tournée de diffusion est réalisée. Les objectifs à travers cette formation sont de permettre aux meneurs de jeu d’acquérir les savoirs et savoir-faire nécessaires à l’animation des débats à la fin de chaque représentation. Il s’agit également de les amener à expérimenter les étapes à suivre pour bien animer une session de débats et de leur permettre de justifier la pertinence éducative de cette forme d’intervention.

La formation commence toujours par une auto-évaluation qui consiste à inviter les meneurs de jeu à porter un jugement sur leurs propres compétences. Cela donne la possibilité de juger de leurs forces et de leurs limites et facilite l’identification de leurs besoins réels.

Les meneurs de jeu dirigent les débats qui ont lieu à l’issue de la représentation de  la pièce. Le principe est de toujours renvoyer la parole au public après chaque intervention d’un participant. Ils doivent éviter de s’ériger en donneurs de leçons et jouer pleinement leur rôle de facilitateurs de dialogue. C’est au public que revient la tâche de discuter et de proposer des solutions aux problèmes posés. Au cours des débats, la parole peut être donnée à des spécialistes (santé, éducation, environnement, sécurité, etc.) et aux autorités des localités d’accueil. Ils sont invités à apporter des informations liées à leurs domaines de compétences ou à faire un plaidoyer pour l’atteinte des objectifs de l’action. La bonne conduite des débats nécessite une maîtrise des éléments de communication et d’animation sociale tels que la prise de parole en public, l’écoute, l’équité dans la distribution de la parole, etc.

L’idéal visé est que chaque débat aboutisse à une prise de conscience par le public des enjeux de développement et des défis liés à la problématique traitée d’une part, et d’autre part, parvenir à des propositions de solutions. La bonne conduite des débats nécessite que le meneur de jeu ait une maîtrise suffisante de son sujet, qu’il soit impartial, qu’il soit capable de poser les bonnes questions d’orientation et qu’il veille à la clarté de ses propos. Le questionnement doit être structuré de sorte à permettre une progression du débat et un approfondissement de la réflexion. Quatre niveaux d’approfondissement possibles sont visés par les débats. Ce sont l’identification des problèmes soulevés dans la pièce théâtrale et la comparaison avec les réalités sociales de la communauté concernée, l’identification et l’analyse des causes éventuelles de ces problèmes, les propositions de solutions et la prise d’engagements pour la résolution des problèmes identifiés. Les échanges permettent aux publics de revenir sur certains propos et actions du spectacle, de clarifier des passages et de discuter des propositions de solutions. Cela permet de déclencher la réflexion et de la poursuivre au-delà du temps de la représentation.

Conclusion

Le théâtre d’art social s’est révélé être, au cours de l’expérience que nous avons conduite, un outil pertinent de transformation sociale.

Le théâtre d’art social est le résultat des réflexions menées sur les fonctions sociales de l’art dans différents milieux au cours de l’histoire. Ce théâtre résulte aussi de l’évolution des pratiques artistiques qui se donnent pour mission de sensibiliser les populations sur les problèmes pouvant compromettre leur développement. Il s’est construit en s’enracinant dans les réalités des communautés et en mobilisant les ressources locales. Dans le principe du théâtre d’art social, ce sont les populations locales qui portent l’action. Des artistes issus des communautés locales sont formés pour être les acteurs du changement souhaité. Pour atteindre cet objectif, un processus participatif garantissant l’implication des communautés locales à chaque étape de l’action est mis en place.

Les résultats de l’action montrent que la réalisation du théâtre d’art social au sein d’une communauté donnée permet de renouer ou de renforcer le dialogue social, de valoriser les ressources culturelles locales, de garantir la durabilité des acquis et l’autonomie des acteurs locaux. C’est un art qui s’adapte aux besoins de la société actuelle et qui favorise l’innovation artistique.

Références bibliographiques

BOAL Augusto, 1996, Le théâtre de l’opprimé, Éditions de la Découverte, Paris.

BOQUET Guy, 1969, « Éléments d’une sociologie du théâtre », Annales Année 1969 24-5, Paris, 1220-1225 (https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1969_num_24_5_422128).

DEMARCY Richard, 1973, Éléments pour une sociologie du spectacle, UGE, Paris.

DURAND Xavier, 1975, « L’art social au théâtre : deux expériences (1893, 1897) », Le mouvement social, n° 91, « Culture et militantisme en France : De la Belle Époque au Front populaire », Paris, 13-33.

DUSIGNE Jean-François, 1997, Le Théâtre d’art. Aventure européenne du Xxe siècle, Éditions théâtrales, Paris.

DUVIGNAUD Jean, 1970, Spectacle et société, Denoël Gonthier, Paris.

DUVIGNAUD Jean et LAGOUTE Jean, 1974, Le Théâtre contemporain. Culture et contre-culture, Larousse, Paris.

GUINGANE Jean-Pierre, 1987, Théâtre et développement en Afrique: le cas du Burkina Faso,  Université de Bordeaux, Thèse de doctorat d’État.

KAM Heidi Sophie, 2012, Pour le retour de Ounhma, inédit, Ouagadougou.

KAM Heidi Sophie, 2012, Rapport de production d’un texte dramaturgique, inédit, Ouagadougou.

KOMPAORÉ Prosper, 2017, Les enjeux de la scène africaine. Les leçons du théâtre africain, Éditions ATB.

LESAGE Marie-Christine, 1998, « À la recherche du théâtre d’art : le Théâtre d’art. Aventure européenne du XXe siècle et Du théâtre d’art à l’art du théâtre. Anthologie de textes fondateurs », Jeu (89), Paris, 71-73.

MANDE Hamadou, 2020, « Le théâtre d’art social : un moteur de transformation sociale», Revue Arts, n°1, EDUCI, Abidjan.

MANDE Hamadou, 2013, « Théâtre d’intervention sociale, esthétique et marché », Manuel de formation de spécialistes en administration et politiques culturelles en Afrique, OCPA, Maputo, 143-147.

MCWILLIAM Neil, MENEUX Catherine et RAMOS Julie (dir.), 2014, L’Art social de la Révolution à la Grande Guerre. Anthologie de textes sources, Presses universitaires de Rennes / INHA (« Sources »), Paris.

PIDOUX Jean-Yves, 2005, « Sociologie du théâtre », Dictionnaire du théâtre en Suisse, Chronos Verlag Zurich 2005, vol. 3, Kotte, Andreas, 1695-1697.

RABAUD Michel, 2007, « Le théâtre d’art est-il soluble dans le travail social ? », Accueillir, n° 224, Paris, 60-61. (http://www.revuesplurielles.org/_uploads/pdf/47/244/109527_p060_061.pdf)

SHEVTSOVA Maria, 1988, « La sociologie de la mise en scène. Le cas d’Ubu aux Bouffes de P. Brook », Recherches sociologiques, vol. XIX, Paris.

1 Jean-Pierre Guingané est une figure importante du théâtre en Afrique. Auteur, dramaturge, metteur en scène, promoteur culturel, professeur d’art dramatique, il a marqué l’histoire du théâtre de pays le Burkina Faso et a été pendant de longues années un des principaux responsables de l’Institut international du Théâtre (ITI-UNESCO).https://www.iti-worldwide.org/fr/pdfs/publications/Jean-Pierre_Guingane_L_homme_et_son_oeuvre_Vol2_T%C3%A9moignages.pdf

2 Le griot en Afrique est une figure majeure de la culture traditionnelle. Il est tantôt généalogiste, poète, conteur, musicien et médiateur social. Il est reconnu comme étant le maître de la parole et joue souvent le rôle de conseiller des souverains.

3 La parenté à plaisanterie, le cousinage à plaisanterie ou les alliances à plaisanterie sont des pratiques sociales profondement enracinées dans la culture africaine. Ces pratiques se traduisent par des relations sociales faites de plaisanterie, de provocation, de taquineries entre des individus ou des communautés reconnus comme tels.

4 Elle a été la dramaturge invitée à participer à la première expérience de création de spectacle de théâtre d’art social. Elle présente, dans un rapport de mission détaillée, sa contribution à la réalisation du spectacle.

Partagez cet article