Par Françoise Odin (INSA-Lyon)
Après le Colloque « La société au miroir du divertissement théâtral », co-organisé par le CERTES et le Théâtre Universitaire Royal de Liège (TURLG) en novembre 2023, je me suis interrogée sur l’extension du terme société dans le champ du théâtre, en regard de concepts comme théâtres des collectivités ou de communautés.
On entend par « société », un ensemble de personnes qui partagent des normes, des comportements et une culture, et qui interagissent en coopération pour former des groupes sociaux. Plusieurs recherches et publications ont questionné la place de l’activité théâtrale dans des cercles sociaux d’extension et de nature différentes. Par exemple, l’ouvrage du CNRS sur le théâtre amateur1 dont une des parties rassemble des articles sous le titre Cercles, Amicales, Communautés, des théâtres de société revient sur « la société » au sens de « cercle » et précise que :
« Naissant dans une communauté, la troupe trouve une assistance ; fondée sur le goût de la fiction, elle s’ouvre par définition, sur autre chose qu’elle-même. Le passage d’un espace à l’autre se fait, par gradation, du privé au semi-public » (p. 15).
Plus spécifiquement ou plus radicalement, un colloque, « Le théâtre des amateurs, un théâtre de société(s) »2, réuni peu après propose une définition encore plus explicite des théâtres amateurs. Y est tracée la généalogie du répertoire (au sens des œuvres classiques) des théâtres de société qui va constituer ensuite le socle du théâtre amateur, qu’on a pu caractériser comme des théâtres de sociétés ainsi que l’indique le Dictionnaire de Furetière (1690) : « les amis, les voisins font ensemble de petites sociétés pour se divertir … 3».
Par ailleurs, une recherche récente a mis en lumière le terme de « Théâtres des collectivités » :
« Le concept de « théâtres des collectivités », dont nous soulignons la formule plurielle, recouvre une vaste gamme de pratiques théâtrales qui ont cependant toutes pour point commun d’agir sur les collectivités d’où elles émanent, en s’adressant à elles4. »
Une collectivité, dans cette réflexion, est considérée comme un ensemble d’individus rassemblés ou groupés par une communauté d’intérêts. Dans l’étude de cas que je vais présenter il pourrait s’agir d’une collectivité universitaire assemblée par les études et une formation scientifique et technique partagées.
Étude de cas
Afin de nourrir la réflexion à propos des conceptions telles que « théâtre de société », « théâtre de collectivité », voire « enaction5 », je voudrais présenter une étude de cas sur deux pratiques théâtrales de natures différentes en milieu universitaire.
J’ai enseigné une vingtaine d’années dans le cadre de formation d’ingénieurs à l’INSA, Institut National des Sciences Appliquées de Lyon, qui est la plus grosse école d’ingénieurs en France. Par sa taille, plus de 6000 étudiant.e.s, l’INSA de Lyon serait comparable à une université technologique ailleurs mais elle a la structure d’une Grande École d’ingénieurs à la française, dont les premières furent fondées au 19e siècle : non pas une véritable université où se côtoient des enseignements différents, mais un microcosme qui se trouve menacé par le danger d’une monoculture technicienne. Ce danger de consanguinité est un rappel à l’ordre et une invitation à chercher de nouvelles alliances dans les dispositifs d’éducation des futurs ingénieurs. Car monoculture n’est pas synonyme de culture.
Pour évoquer les dimensions humanistes de ces formations, il faudrait se reporter aux années 1990 où une prise de conscience importante est survenue en France dans les formations à l’ingénierie. D’une part parce qu’avec la mondialisation des marchés et des compétences, les ingénieurs cessaient d’être considérés comme de simples spécialistes à produire de la technologie, mais devaient se révéler des humains créatifs au service du collectif. Les formations d’ingénieurs exigeaient d’être alignées avec les transformations profondes des sociétés, notamment face aux défis technologiques et environnementaux. Les cursus intégraient ainsi de bonnes bases en sciences humaines et sociales permettant la prise en compte, par les diplômés, des enjeux socio-culturels tels que la responsabilité sociétale et environnementale, le développement durable, l’éthique, l’organisation du travail, la santé et la sécurité au travail, l’impact du numérique.
Les employeurs répétaient en effet en France, enquête après enquête, l’importance qu’ils accordaient désormais aux compétences comportementales – communication, empathie, curiosité, etc. – des futurs ingénieurs, en plus de leur bagage technique. Était mise en avant une trilogie canonique : savoir, savoir-faire, savoir-être. Le savoir-être spécifiquement relève des aptitudes de l’individu à adopter des comportements individuels et collectifs favorisant la communication, la transmission des savoirs et savoir-faire, et la capacité à s’inscrire dans un dispositif humain. Cela, dans la perspective de cette « tierce instruction » que Michel Serres appelait de ses vœux comme un métissage « qui noue aux fils de trame de l’exactitude experte la chaîne forte des humanités retrouvées »6.
L’INSA de Lyon, créé en 1957 (et fondé par « un philosophe en action », comme il s’appelait lui-même, Gaston Berger), dans un contexte de pénurie d’ingénieurs en France, a été résolument novateur quant à sa pédagogie, ouverte aux disciplines humaines autant que scientifiques et technologiques, et à ses valeurs de partage et de promotion sociale. Ce modèle de formation en cinq ans, incitant les étudiant.e.s à une vie associative intense, a présidé à la création de cinq autres INSA en France et a servi d’inspiration aux Universités Technologiques et à d’autres écoles d’ingénieurs recrutant après le baccalauréat. Il se fondait sur une tentative d’intégrer et de concilier rigueur scientifique et inventivité créatrice dans les dispositifs d’éducation de futurs ingénieurs. En effet, deux postulats avaient souvent cours auparavant dans les formations de ce type :
- L’enseignement scientifique doit être hypothético-déductif alors qu’une pratique artistique est intuitive,
- L’art est un territoire exogène au noyau dur des vérités et des connaissances scientifiques.
C’est pour essayer de rapprocher les bords de cette double ligne de faille qu’ont été instaurées à l’INSA de Lyon, successivement quatre Sections Arts-Etudes qui permettent à des étudiant.e.s volontaires (environ 8% de l’effectif global) de poursuivre ou de découvrir une pratique artistique : Musique-Etudes, Arts Plastiques-Etudes, Danse-Etudes et finalement Théâtre-Etudes créée en 1991. C’est donc une expérience de plus de 30 ans que j’analyserai.
Quelle place pour le théâtre à l’INSA de Lyon ?
L’INSA est une grande école publique, avec des droits d’inscription peu élevés, mais une forte sélection à l’entrée qui se fait sur dossier. Les étudiant.e.s viennent donc ici en priorité pour des raisons scientifiques. Ils sont cependant quelques-uns, avant d’entrer à l’école, à demander des informations sur le cursus théâtre qui ne commence qu’en deuxième année. Mais des enquêtes récentes en France le prouvent, l’initiation au théâtre est plus tardive que pour la musique, où l’environnement familial joue un très grand rôle dans la pratique amateur. Il y a aussi beaucoup moins de conservatoires locaux pour le théâtre, et les options en lycée concernent plutôt les élèves des filières littéraires. Dans ce contexte, on parlera de théâtre universitaire, parce qu’il s’agit d’un cadre de formation – plutôt que de théâtre amateur – ou plus précisément, de théâtre à l’université, car l’INSA de Lyon fait partie de l’Association Internationale du Théâtre à l’Université (AITU)7. Il n’y a pas de prérequis pour l’entrée dans cette section, donc presque tous les étudiant.e.s sont des débutants. Ils vont cheminer dans la découverte du théâtre, de ses plages de liberté mais aussi de ses exigences, inattendues pour eux dans ce domaine qu’ils considèrent comme d’abord expressif. Alors que dans les sciences de l’ingénieur, les techniques constituent un rapport à l’objet, au théâtre, les « techniques du corps », comme les décrit Marcel Mauss8, installent une tension fructueuse avec la dimension artistique, qui est rapport à l’autre (le texte, la troupe, le public) et à soi-même. On peut légitimement parler d’une formation artistique intégrée aux études d’ingénieur grâce à un emploi du temps soutenu (six à huit heures par semaine qui viennent s’ajouter à trente-cinq heures d’études scientifiques), un cadre de travail avec des professionnels du théâtre qui doivent aussi avoir du goût pour la pédagogie (actuellement trois comédiens, trois metteurs en scène, un éclairagiste, un créateur son, une vidéaste). Il s’agit de mener à bien un travail d’équipe pour réaliser un spectacle avec présentation annuelle des travaux au public. C’est une large contribution à la vie culturelle sur le campus. Au total sur 4 ans, de 600 à 1000 heures de pratique et de formation à tous les aspects du théâtre.
Pendant leurs études d’ingénierie, les étudiant.e.s font beaucoup de travaux pratiques, et ensuite ils théorisent. Il en est de même pour le théâtre, c’est pourquoi l’essentiel de leur approche passe par la pratique. D’abord faire distinguer à des jeunes gens trois plans qu’ils confondent souvent : l’expression d’eux-mêmes, la communication à un public et une pratique véritablement artistique. Et simultanément, un cours de culture et d’histoire du théâtre vient mettre en contexte leurs découvertes.
Chaque étudiant ou étudiante peut aussi s’investir dans des créations collectives de spectacles, avec la perspective, au fil de la formation, d’une prise d’autonomie de plus en plus grande dans son geste créateur. Il, elle peut ainsi, selon son parcours, développer ses compétences et sa créativité dans plusieurs domaines : mise en scène, construction du personnage, conception de décors, création d’éclairages, d’environnements sonores et vidéos, régie de spectacles… (Cf. http://theatre-etudes.insa-lyon.fr)
Si le cursus artistique à l’INSA Lyon demande investissement et rigueur scolaire, c’est aussi parce qu’il permet d’obtenir un Diplôme d’Établissement Arts-Etudes, une sorte de « mineure » complémentaire. Depuis 2016, l’élève-ingénieur ayant été inscrit.e au minimum cinq semestres en filière artistique obtient son diplôme d’ingénieur agrémenté de ce diplôme complémentaire reconnaissant l’investissement et les compétences artistiques développées durant son cursus.
Depuis sa création, près de 500 étudiant.e.s ont bénéficié de cette ouverture, dans l’option « Jeu » ou dans l’option « Lumière et Son », qui propose une approche de la création scénographique dans ses composantes lumineuses et sonores. Plus de 60 pièces ont été créées et jouées à la Rotonde (salle de 400 places entièrement gérée par les étudiants) offrant ainsi une large contribution à la vie culturelle sur le campus. Quelques-unes ont été reprises dans des salles professionnelles, et de nombreuses autres dans des Festivals de Théâtre Universitaire en France et à l’étranger tandis qu’une collaboration scientifique avec d’autres universités s’est prolongée par des échanges théâtraux (à Haïfa, Vilnius, Beyrouth, Dniepropetrovsk…).
Un troisième cycle de direction technique du spectacle vivant s’est aussi mis en place. C’est une formation qui se poursuit après l’obtention du diplôme d’ingénieur et qui est réalisée en collaboration avec l’ENSATT (École Nationale Supérieure des Arts et Techniques du Théâtre). Ce mastère spécialisé a pour objectif de former des directeurs techniques du spectacle vivant capables de répondre aux exigences artistiques, de gérer des équipes, d’organiser techniquement un spectacle, de superviser la maintenance des matériels et bâtiments et d’assurer en toutes circonstances la sécurité des personnes.
La découverte du théâtre peut amener certains étudiant.e.s passionnés à remettre en cause leur futur métier d’ingénieur. C’est, à l’âge des possibles multiples, une plongée intra et intersubjective qui éveille, révèle ou confirme des doutes sur une trajectoire scolaire et professionnelle souvent contingente. Beaucoup d’étudiant.e.s arrivent en effet dans une école d’ingénieurs, mus par la logique du succès suite à leur réussite dans des études secondaires scientifiques, plus que dans une perspective de véritable projet. Ce parcours se trouve alors mis à la question, parfois douloureusement, et oriente des décisions ultérieures. Certain.e.s franchissent le pas vers le monde du spectacle professionnel, mais dans ce cas, ils entrent dans une véritable école de théâtre et l’INSA n’aura servi que de révélateur. Nous proposons une ouverture, une initiation, mais la professionnalisation doit passer par un autre cursus. C’est pourquoi j’ai forgé, pour caractériser ce stade d’initiation, le concept apparemment paradoxal de « pré-amateur »9.
Les étudiant.e.s, en effet, sont en général des débutants à leur arrivée, puisqu’il n’y a pas de pré-requis techniques comme en musique, en danse ou pour les sports. Les étudiants en théâtre deviennent donc de véritables amateurs (à l’exception de ceux qui choisissent de devenir professionnels du spectacle) après leur passage par une structure éducative de quatre ans. Je pourrais alors peut-être avancer cette assertion surprenante que sont ainsi préparés et formés des amateurs, et que les étudiant.e.s sont donc des pré-amateurs, qui demeureront pour la plupart – après leur passage à l’INSA – des « grands amateurs »10 ou des « amateurs éclairés » si l’on reprend un terme couramment utilisé pour les musiciens. Comme en témoigne un ex-étudiant :
« On parle d’intégration de la pratique artistique dans notre formation d’ingénieur. Mais l’intégration ne se fait pas forcément en termes de résultat ; elle est en nous. Après notre sortie de l’INSA, ça n’est pas fini, cette appropriation des choses à laquelle nous participons. On n’est pas là pour consommer seulement ce qu’on nous propose, mais en extraire la substantifique moelle. C’est cela qui restera par la suite. Je suis ingénieur et j’y suis très bien. Mais depuis ma formation Théâtre-Etudes et ma sortie de l’INSA, je n’ai jamais arrêté de faire du théâtre en tant qu’amateur. On peut continuer. Les choses sont compatibles ».
Il serait banal – même si c’est véridique – de dire que l’individualisme a gagné́ beaucoup de terrain chez les étudiant.e.s, comme dans toutes les sociétés occidentales, et que l’usage massif des outils de communication – surtout chez de futurs ingénieurs très agiles avec leurs usages – a radicalement changé leurs modes de participation à des projets communs. Pourtant, il nous semble que la pratique du théâtre contribue à lutter contre une instrumentalisation (par le marketing et les industries culturelles) du désir et même contre sa destruction, qui peut conduire à cette apathie et ce désinvestissement qu’on observe sous bien des formes contemporaines11.
Et après l’INSA… quelles traces cette formation laisse-t-elle ?
On observe chez les anciens étudiants quatre positionnements différents après leurs études. Ce qui semble commun à la plupart, cependant, c’est un fort engagement ultérieur dans la vie associative, quelle qu’elle soit, bien supérieur à la moyenne de la catégorie socio-professionnelle à laquelle ils appartiennent.
Certains abandonnent la pratique du théâtre à leur sortie de l’Institut, deviennent ingénieurs et se tournent vers d’autres loisirs dans leur vie d’adulte. Ils auront fait un détour par le théâtre pendant leurs études, dans une sorte de marge que tous saluent comme importante et jubilatoire, une « bouffée d’air » qui paraît nécessaire à beaucoup pour les aider à achever des études assez arides. Comme l’écrit l’un des étudiants : « En vivant, mangeant et dormant des sciences, j’avais l’impression de devenir fou ».
D’autres allient leurs savoirs scientifiques et technologiques à la passion du théâtre qu’ils ont découvert et aux savoir-faire techniques et artistiques qu’ils ont pratiqués. Ils poursuivent leur formation sous la forme du Mastère spécialisé de Directeur Technique (salles, événementiels, bureau d’études scénographiques). Ils sont professionnels du spectacle sur son versant technique, collaborant à l’artistique et demeurent certainement amateurs en tant que spectateurs privilégiés. Il y a eu pour eux convergence entre le cœur de leurs études (en mécanique, acoustique, connaissance des matériaux, énergétique, informatique etc.) et les marges d’une pratique théâtrale qui leur a donné la connaissance, le vocabulaire et le goût de ce milieu professionnel12.
Certains deviennent, après une formation dans une instance professionnalisante, comédiens, metteurs en scène (fondateurs d’une compagnie professionnelle), pianiste de jazz, photographe, créateur en électro-acoustique, scénariste ou administrateur de compagnie. Ils ou elles renoncent au métier d’ingénieur et font le choix radical de la professionnalisation dans le monde du spectacle vivant. Enfin lorsque métier et passion coexistent : ils ou elles deviennent ingénieurs (ou parfois enseignants) et continuent à faire du théâtre en amateurs dans la ville, le comité d’entreprise, le quartier.
Un exemple emblématique, Rêve de Foin13
Mais l’exemple le plus remarquable de cette pérennité est l’association Rêve de Foin fondée en 1998 par une trentaine d’étudiant(e)s des premières promotions de Théâtre-Etudes, qui ont aménagé un lieu de répétitions et de créations, et développé, au fil d’une vingtaine d’années, un Festival en milieu rural. Aux côtés de leur vie professionnelle exigeante et de leur vie familiale, ces jeunes ingénieurs poursuivent avec constance et talent la pratique du théâtre qu’ils ont découvert pendant leurs études.
Une microsociété s’est ainsi constituée et organisée pour faire du théâtre, en amont de son existence et non pas comme reflet d’une société déjà existante. On retrouve là les particularités du théâtre amateur : une « continuité vécue dont il n’est qu’un moment parmi d’autres, continuité sociale et culturelle d’un milieu spécifique14 », mais avec deux caractéristiques originales.
Au lieu que ce groupe de 33 membres fondateurs soit l’émanation d’un territoire, d’une ville ou d’un quartier, c’est l’inverse. Une association s’est d’abord créée dans l’objectif de se donner les moyens de poursuivre, hors de l’INSA, la pratique découverte pendant les études. Ils ont donc acheté un lieu (une ferme en Haute Loire dont aucun n’est originaire) où aucun n’est résident permanent, mais qui accueille presque chaque week-end, et pendant tout l’été des préparations de spectacles de danse et théâtre : « Une troupe prend tout son sens dans la manière dont on répète une fois par mois. C’est une tranche de vie et une communauté de vie pendant les week-ends15.
Pour éviter la consanguinité et le huis clos d’un groupe initial d’amis, cette association a pour but « la sauvegarde du patrimoine rural, par la rénovation d’une ferme et de ses dépendances, en vue de l’animation de la région environnante par la création de spectacles, leur présentation et la proposition d’activités culturelles16 ». Elle organise depuis 1999 un Festival en plein air à la mi-juillet en proposant à un large public un temps fort festif, convivial et culturel.
L’événement regroupe plus d’une centaine de bénévoles et près de 5000 spectateurs chaque été. Y sont invités aussi des spectacles professionnels comme « gage de qualité », aux côtés des productions (75 actuellement) de Rêve de Foin, dont le répertoire est aussi particulièrement exigeant et un peu inhabituel pour du théâtre amateur. Des spectacles brefs ou au contraire, pour Chute d’une nation de Yann Reuzeau, une « série » en 4 épisodes pour un total de 6 heures. Et l’histoire se prolonge, car depuis plusieurs années, la deuxième génération (les enfants des fondateurs) se lancent à leur tour dans des créations de spectacles…
Le théâtre communicationnel
C’est un concept que j’ai forgé en référence à la théorie de la communication en vigueur dans les années 1990, à partir de la définition scientifique et technique de l’information par Shannon en 1948, devenue ensuite incontournable dans la conception de tout système de communication. A l’INSA, nous avons donc développé nombre de cours de communication ou d’expression orale, pour apprendre aux étudiants tout l’art de pitcher devant des camarades, des collaborateurs ou des clients une nouvelle idée ou création industrielle.
Si l’on reste dans une posture technicienne, voire techniciste, on peut instrumentaliser la pratique théâtrale en la réduisant à des techniques de communication. Ainsi à l’INSA, par capillarité en quelque sorte, une initiation théâtrale, à visée communicationnelle et non pas artistique cette fois, s’est glissée dans le référentiel de formation des étudiants et participe à la mise en place de compétences indispensables aux métiers d’ingénieurs qui requièrent, de fait, de plus en plus des capacités à présenter son propos et soi-même avec aisance et à établir des relations efficaces au sein d’une équipe de travail.
Dans ce contexte, l’existence de la section Théâtre-Etudes et son développement ont généré la mise en place de modules obligatoires de théâtre, que j’appellerais donc « communicationnel » et dont l’objectif est double :
- découvrir et perfectionner une aisance corporelle, vocale, langagière et comportementale,
- travailler en équipe, par la pratique des improvisations ou de la conduite d’un projet.
La commande qui m’avait été adressée par les responsables des départements d’ingénierie, (mécanique, informatique, génie énergétique, télécommunications, biochimie…) était de développer ces compétences transversales d’ouverture aux autres et à soi-même, « le savoir-être » dont les recruteurs en ressources humaines sont friands, comme plus-value au diplôme d’ingénieur. Avec une insistance particulière auprès des étudiant.e.s étrangers (30% de l’effectif), et spécialement asiatiques que les codes culturels et comportementaux maintiennent parfois dans une réserve difficilement compatible avec le travail en mode projet des ingénieurs contemporains. Ces modules, expérimentaux à l’origine, se sont développés et concernent maintenant presque tous les étudiants, qui sont amenés, peu ou prou, à travailler avec des comédiens.
Pour les tout nouveaux étudiant.e.s en première année, lors de leur arrivée à l’école, pendant la semaine d’intégration, une journée est consacrée à la découverte du théâtre par une courte mise en scène jouée le soir-même. Les enseignants scientifiques remarquent que cette expérience aide à la constitution rapide du groupe classe. Pour certains étrangers, en perfectionnement linguistique du français, il s’agit de mini-stages de quelques jours avec représentations multiculturelles à la fin de l’été. Un concours d’éloquence, à la mode actuellement, s’est aussi mis en place avec 12 heures de préparation pour travailler son texte avec un comédien.
Pour le plus grand nombre enfin, c’est une maturation qui s’effectue sur toute l’année, selon des dispositifs horaires variables en fonction des départements de spécialités, (de 24 à 52 heures). Des modules obligatoires de « théâtre » ont été inscrits dans le programme des départements d’enseignement. Une formation combinée parfois avec une recherche sur une thématique de sciences humaines et restituée sous la forme d’une conférence théâtralisée, avec scénario, personnages et jeu d’acteurs. Les étudiant.e.s les plus avancés en anglais présentent cette conférence entièrement en anglais sous la triple direction du comédien, de l’enseignant en anglais et de l’enseignant en sciences humaines. Dans un autre département, il s’agit d’une recherche en lien avec l’énergétique et les sports présentée en montagne ou en arpentage urbain. Ces cours, dispensés par des comédiens-pédagogues et en binôme avec un enseignant, témoignent de l’intérêt que l’institution accorde à des approches assez comportementalistes, aptes à développer des qualités humaines et relationnelles.
Le dispositif pédagogique s’appuie donc sur la pratique du théâtre, avec des formateurs comédiens dans la perspective de travailler l’affirmation de soi, par des exercices individuels ou en groupes qui visent à faire tomber les barrières. Découvrir en soi les gestes, les expressions, les attitudes codés par son passé social et personnel. Reconnaître sa singularité, au travers d’exercices et d’improvisations, est abordé ce sensible qui anime l’être et qui peut servir d’appui pour affirmer ses convictions. Travailler son image car le temps est venu d’organiser gestes, regards, tenue, voix au service d’une image, d’une histoire, d’un thème. Puis au service de l’objet à transmettre. Il ne suffit plus de croire seulement en soi, mais d’incarner ce qui nous est étranger, de jouer de soi avec les autres pour que l’idée vive, pour que le texte parle.
Ce parcours engage ensuite les étudiant.e.s dans un travail de recherche personnelle dans les domaines des sciences humaines, et donne lieu à une présentation à quatre. Il faut tisser ensemble deux exigences : la qualité du contenu, sur lequel le groupe travaille en consultations avec un enseignant des Humanités, et l’efficacité et l’agrément d’une forme spectaculaire, qui est préparée, hors temps scolaire, avec un comédien. C’est donc une double mise à l’épreuve : de son propos et de soi-même. Le groupe entier est l’auditoire de chaque équipe. (6 x 2 heures). Ces « conférences théâtralisées » portent sur des thématiques variées choisies par chaque groupe de 4, par exemple la décroissance, le superficiel, le rêve, la mode, l’honneur etc… La note finale prend en compte l’engagement personnel dans les situations proposées, les progrès accomplis dans la communication interpersonnelle, la qualité de la recherche plus théorique et sa présentation orale en équipe et enfin la capacité individuelle d’en rendre compte par écrit, sous forme synthétique (un rapport individuel est exigé).
Une autre forme de théâtre communicationnel : le théâtre d’entreprise. Une forme de théâtre instrumentalisé ?
Mais le théâtre peut aussi être coupé d’une visée culturelle et être utilisé principalement comme un instrument purement communicationnel. On a pu ainsi voir apparaître, sans grande surprise, le théâtre dans l’entreprise, ou « en entreprise » ou résolument le « théâtre d’entreprise ». Ce dernier fait son apparition sous ce terme dans la presse et les cabinets de consultants en 198817. Tel qu’il est défini ici, il n’est en aucun cas une activité de loisir proposé par le comité d’entreprise. S’il recouvre des pratiques extrêmement disparates, il permet notamment de travailler sur la dimension culturelle des organisations, la résolution de conflits, la communication interne et externe, ou de démarrer une action de formation plus traditionnelle en assurant la cohésion et l’adhésion du groupe.
L’engouement que suscite cette pratique découle de la recherche perpétuelle de nouveaux outils et supports de communication et de gestion des ressources humaines. Les entreprises redécouvrent, semble-t-il, que les personnes qui les composent, et dont on attend plus de responsabilité et d’initiative, sont leur force vive, d’où un intérêt nouveau pour les salariés et leur développement personnel. Le théâtre apprend à utiliser l’espace et le temps, son corps, sa voix, son regard, pour acquérir confiance et maîtrise de soi.
Alors que le théâtre s’intéresse à la société dans son ensemble, le théâtre d’entreprise trouve ses sujets au sein de l’entreprise :
« Le théâtre d’entreprise met en scène l’entreprise en utilisant des pratiques théâtrales dans un espace esthétique séparant le public des comédiens. Cet espace scénique est délimité dans un lieu de production de l’entreprise. La représentation met en scène l’institution, l’entreprise, leurs pratiques, leurs rites, leurs coutumes, leurs codes, leur langage, ou leurs problèmes à travers un texte écrit ou joué, ou improvisé par des comédiens (salariés de cette entreprise, ou professionnels du spectacle imprégnés de la culture de l’entreprise), mis en scène à l’attention de tout ou partie du personnel de cette entreprise ou de cette institution. »18
Cet intérêt, voire cet engouement pour « le théâtre », de la part des entreprises s’explique donc d’une part, par l’émergence d’une nouvelle organisation du travail qui nécessite de la part des salariés une implication plus forte et une plus grande autonomie, d’autre part, par une demande croissante de nouveaux modes de présentation des contenus, liés au visuel. Or le théâtre a un impact plus fort que la vidéo car il fait appel au pouvoir émotionnel de chacun et implique tous les acteurs sociaux. Toutes les pratiques de théâtre d’entreprise jouent sur trois éléments essentiels : la surprise, le déplacement des préoccupations et le choc affectif.
Il a pu être établi une typologie des pratiques actuelles. Ainsi, le théâtre « clé en main », propose un catalogue de pièces. L’entreprise choisit parmi celles-ci, pour accompagner ou illustrer un congrès, la célébration d’un événement institutionnel ou aider à la mise en œuvre d’une réflexion collective. L’un des pionniers en a été le lyonnais Michel Fustier19 et la structure Théâtre et Congrès qu’il a fondée. Sa formation de professeur de lettres et son expérience professionnelle de l’entreprise lui ont permis de comprendre très rapidement les situations qui lui sont exposées, et son habitude de l’écriture, de réaliser des pièces de théâtre qui exposeront ces situations.
Le théâtre « sur mesure » est, lui, écrit pour une entreprise particulière, à sa demande. Nous avons à l’INSA de Lyon fait appel à cette formule, et en la circonstance à M. Fustier, pour mettre en chantier une pièce qui devait célébrer la création, dans l’Institut, d’un nouveau département, celui des Télécommunications. J’avais moi-même les vingt-cinq étudiants de ce département en cours hebdomadaire de « communication par le théâtre ». Ils ont livré les idées et témoignages de leurs expériences de néo-étudiants, élaboré avec l’aide de M. Fustier, un scénario que celui-ci a inscrit dans une petite forme dramaturgique, avant de faire travailler le jeu dans mes cours. Il est très intéressant de remarquer que le premier scénario, soumis à l’approbation du chef de ce département, le commanditaire, « le payeur », a paru à celui-ci trop critique (bien que fort drôle sous une forme certes un peu impertinente), et qu’il a dû être largement réécrit pour devenir finalement Le Grand Ensemblier (métaphore de l’ingénieur fort prisée dans la culture contemporaine des formations technologiques) qui a été joué par le groupe des étudiants au cours de la cérémonie officielle, en présence des universitaires scientifiques, surpris pour la plupart de cette alliance inattendue pour eux entre propos scientifico-technologiques vraisemblables et situations fictives un peu délirantes. En présence aussi des industriels parrains de cette promotion, ravis – au-delà de tout bon sens, me semblait-il – de trouver du « théâtre » dans un Institut de sciences appliquées.
Depuis ces années pionnières, le théâtre, comme outil pour libérer la créativité et les émotions des futurs ingénieurs, s’est largement répandu. L’ancienne responsable pendant dix ans de la section Théâtre-Etudes de l’INSA, Rouen-Normandie, détaille l’intérêt de ces cours pour l’avenir professionnel des jeunes :
« Lorsqu’on a une présentation orale à faire, il faut être en capacité de s’oublier pour se concentrer sur ce qu’on a à dire, ne surtout pas s’écouter. Un comédien, il est dans ce qu’il dit, il y implique toute sa voix et son corps. C’est cela que ces futurs ingénieurs apprennent aussi au théâtre… »20
A l’École de Biologie Industrielle (EBI), à Cergy, des modules artistiques obligatoires ont été introduits dès la création de l’établissement, en 1992. La directrice en explique la raison :
« En plus de créer des produits innovants, ces futurs ingénieurs devront, dans leur métier, comprendre et penser la “valeur d’estime” de ces produits [soit le lien affectif entre ce produit et l’utilisateur]. Voilà pourquoi il faut développer chez eux la créativité et la sensibilité, en plus des compétences techniques. »21
Sont notamment abordées dans ces modules, les « croyances limitantes » (« Pourquoi je pense que je ne suis pas fait pour parler en public ? ») ou « aidantes ». On y aborde aussi la communication non-verbale (« Qu’est-ce que mon corps communique comme information de manière voulue ou non ? »).
Dans les écoles ayant mis en place ces cours de théâtre obligatoires, la capacité à parler en public, le travail sur le corps et la voix « sont presque des objectifs secondaires, derrière la créativité, la sensibilité, l’ouverture sur le monde ou l’esprit critique qu’ils permettent », souligne une enseignante en sciences humaines à l’École nationale d’ingénieurs de Brest (ENIB)22. De quoi apprendre, sans en avoir l’air, à ces jeunes ingénieurs « à imaginer et raconter des histoires nouvelles, à changer les récits et le réel, pas seulement sur scène », mais aussi dans les entreprises où ils mettront les pieds, et dans la société « où ils doivent repenser leur rôle et celui de la technique dans le progrès »23. Comme le résumait le journal Le Monde, l’incitation est bien : « Prendre ta place de leader grâce à la mise en scène théâtrale »24.
Ce parcours nous a donc conduits à préciser des termes voisins, parfois confondus, que sont le théâtre universitaire, le théâtre amateur, le théâtre communicationnel et le théâtre d’entreprise. Un petit univers varié, à l’image du costume multicolore d’Arlequin.
L’auteure
Françoise Odin est Agrégée des Lettres, Docteure en Esthétique, Sciences et technologies des arts, spécialité théâtre (Université Paris 8.) Créatrice et responsable d’une section Théâtre-Etudes à l’INSA de Lyon pendant 20 ans, elle est secrétaire de l’AITU (Association Internationale du Théâtre à l’Université). Ses recherches portent sur les liens entre arts et sciences et sur la transmission de la pratique théâtrale auprès d’étudiants non spécialistes. Elle est l’auteure de nombreux articles dans des publications universitaires dont « L’INSA et Théâtre-Études. Des pré-amateurs », in Du théâtre amateur, approche historique et anthropologique (CNRS éditions, 2004) ; « Une autre initiation théâtrale ? Marges et cœur de métier », in Le théâtre des amateurs, un théâtre de société(s) (2005). Elle a contribué à l’ouvrage Le théâtre universitaire, pratiques et expériences, (PU de Dijon, 2013), a été co-responsable de l’édition de Tradition, recherche et expérimentation. (AITU PRESS, 2014) et Théâtre Universitaire et répertoires (Edizioni Nuove Catarsi 2016) et a co-édité l’ouvrage Des Mondes bricolés ? Arts et sciences à l’épreuve de la notion de bricolage, (PPUR Lausanne, 2010).
1 Du théâtre amateur, Approche historique et anthropologique, (collectif) CNRS Editions, Paris, 2004.
2 Colloque « Le théâtre des amateurs, un théâtre de société(s) » tenu à Rennes en septembre 2024, Actes publiés en 2005 par Théâtre s en Bretagne.
3 Cité par Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval dans son article « Du théâtre de société au théâtre amateur : le tournant des Lumières », in « Le théâtre des amateurs… », op.cit., p. 40.
4 Introduction au Colloque Théâtres des Collectivités, Université de Montréal, 16 au 19 juin 2022, Publication des actes en cours.
5 Terme proposé par Francisco VARELA dans L’inscription corporelle de l’esprit, 1993, Paris, Seuil.
6 Michel SERRES, Eclaircissements. François Bourin, 1992, p. 266.
7 L’AITU regroupe une centaine d’universités dans le monde entier. Cf. : http://iuta-aitu.org.
8 MAUSS M., Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 371-372.
9 Odin F, article dans l’ouvrage Du théâtre amateur. Approche historique et anthropologique, Paris, CNRS Éditions, 2004, p. 299.
10 C’est une expression d’Armand Dreyfus dans son rapport de 1986, Enquête sur le théâtre amateur en France.
11 Cf. les analyses du Manifeste 2010 de Ars Industrialis. http://www.arsindustrialis.org/manifeste2010.
12 Cf. Odin Françoise, « une autre initiation théâtrale ? Marges et cœur de métier » p 213 – 218 in Le théâtre amateur, un théâtre de société(s), op. cit.
14 Dreyfus A. Enquête sur le théâtre amateur…, Op. cit.
15 Radio Tout Public, la radio de Nuits de Rêve, https://shows.acast.com
16 Selon les statuts de l’association www.revedefoin.org.
17 Cf. le dossier « Théâtre-Formation », in Actualité de la Formation Permanente, n° 120, septembre-octobre 1992.
18 Ibidem, p. 54.
19 Auteur de plusieurs ouvrages dont L’Entreprise mise en pièces, Éditions d’Organisation, 1989.
20 Journal Le Monde, 14/05/2024.
21 Journal Le Monde, op. cit.
22 Journal Le Monde, op. cit.
23 Journal Le Monde, op. cit.
24 Journal Le Monde, op.cit..